La fragmentation

le malentendu de 1989

La chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc de l'Est, en 1989, est le plus souvent décrite comme une victoire idéologique de l'occident : le marché et la démocratie ont gagné, les peuples de l'Est ont voté avec leur pieds. Cela donnait naissance à une nouvelle ère, celle de la mondialisation, durant laquelle économie de marché, démocratie, régulations internationales, seraient les principales forces déterminant la marche du monde.

Mais c'est un malentendu. Comme le rappelait récemment l'économiste Branko Milanovic, les révolutions de 1989-90 n'étaient pas des révolutions économiques mais nationalistes, ou d'auto-détermination nationales. Les habitants des pays de l'Est ne voulaient plus être sous la tutelle de l'URSS; et l'URSS elle-même n'avait plus l'envie de consacrer des ressources au maintien de cette tutelle. Eltsine, rappelle Milanovic, était un "Russexiter" avant l'heure : sa politique a consisté à faire sortir la Russie de la fédération (l'URSS) à laquelle elle appartenait. Loin d'être des soubresauts dans la course vers la globalisation, le conflit yougoslave, les différents éclatements nationaux, tout cela était le résultat d'une tendance de fond qui est la vraie marque depuis 1989 : la tendance à la fragmentation des états, des entités politiques.

La fragmentation

J'ai déjà parlé ici de l'analyse économique de la taille des nations. Le principe est de considérer la taille des nations comme déterminées par les coûts et les avantages de la grande taille. Pour Alesina et Spolaore, la grande taille d'une nation facilite la production de biens collectifs en générant des économies d'échelle, mais se heurte à l'hétérogénéité des aspirations de la population et aux coûts croissants de la bureaucratie. Dudley de son côté s'intéresse aux déterminants technologiques de la taille des nations : technologies de communication, et techniques militaires. De manière intéressante, le livre de Dudley s'ouvre par une référence à la chute du mur de Berlin, vue comme l'aube d'une époque ou la fragmentation des entités politiques allait devenir la norme.

La tendance à la fragmentation est avérée pour les Etats, et s'accélère. Il y avait 53 pays indépendants en 1914, 74 en 1945, 197 aujourd'hui, sans compter ceux qui ne sont pas reconnus. Les séparatismes se multiplient, en Europe et ailleurs. Mais elle ne se limite pas aux nations. L'avantage de la grande taille diminue pour les entreprises. Les Google, Apple et autres ont des effectifs faibles en comparaison des grandes entreprises des années 50-60. Les fusions d'entreprises, le plus souvent, sont des échecs. Les armées de grande taille ne parviennent pas à tenir des territoires qui il y a un siècle étaient de petites parties d'empires bien plus vastes.

La fragmentation s'opère aussi à l'intérieur de nos sociétés. La ségrégation géographique, la séparation physique des gens entre groupes qui ne se côtoient jamais, est bien documentée. Des auteurs d'opinions très différentes, comme Robert Putnam ou Charles Murray ont décrit la séparation en cours dans la société américaine, entre une Amérique aisée, urbaine, idéologiquement progressiste, et une Amérique plus rurale, conservatrice, dont le mode de vie est drastiquement bouleversé par les évolutions économiques et sociales actuelles - la disparition des emplois de classe moyenne, l'affaiblissement de la famille, entre autres. Cette séparation en groupes sociaux homogènes est amplifiée par les nouvelles technologies, comme les réseaux sociaux qui amplifient la capacité des personnes à s'isoler entre personnes aux idées de plus en plus proches.

1%

Il faut se méfier de la tentation d'analyser l'élection américaine à partir de grandes tendances et de lames de fond. Comme le rappelle Nate Silver, il aurait suffi qu'1% de l'électorat américain vote Clinton plutôt que Trump pour changer totalement le résultat. Les mêmes commentateurs qui aujourd'hui vous expliquent doctement qu'ils avaient prévu que Trump serait élu, que l'Amérique est sexiste et raciste, les démocrates pas assez à gauche, qu'ils auraient dû écouter les clameurs de la classe moyenne blanche victime de la mondialisation, que les médias sont complètement à côté de la plaque, seraient en train de vous expliquer que la démocratie américaine a tenu, que les américains sont enfin prêts à être dirigés par une femme et deviennent toujours plus progressistes, que les républicains sont à l'agonie, anéantis par le populisme de Trump. Les seuls commentaires valables sont ceux qui le seraient restés avec un résultat final contraire. Lorsqu'une élection est aussi serrée, peu de choses peuvent faire une grosse différence, dans un sens comme dans l'autre.

Deux leçons

Mais deux choses ressortent de cette campagne et de son résultat. Le premier c'est le caractère déterminant de la fragmentation géographique du pays, entre zones côtières prospères et progressistes et intérieur du pays plus conservateur. Cette élection a été écrite en terme de eux contre nous, et Trump était un candidat singulièrement adapté à cette narration. Mais une élection de Clinton n'aurait pas changé cette séparation profonde. Et cette question n'a pas fini de se poser. Combien de temps la Californie acceptera-t-elle d'être dirigée de manière si contraire aux aspirations de la majorité de sa population? Si Clinton avait gagné, comment cela aurait-il été supporté au Texas? La perspective de sécession de régions du pays peut sembler loufoque, mais ce n'est pas comme si c'était la première fois. Les discours sur la sécession n'ont pas fini de se faire entendre et les liens entre Trump et les partisans du Brexit devraient faire méditer. En attendant, cette séparation détruit les institutions qui reposent sur un consensus minimal autour du respect des règles explicites et implicites.

La seconde leçon, c'est que les partis politiques de gouvernement comme le rappelle John Kay, aux USA comme ailleurs, n'ont pas pris la mesure de cette fragmentation. Ils ont été conçus comme des coalitions autour des thématiques de la guerre froide. A droite, tous les opposants au communisme pour différentes raisons : conservateurs sociaux, religieux, libéraux économiques, riches et mouvements patronaux découvrent de plus en plus qu'ils n'ont pas grand chose en commun les uns avec les autres. A gauche, les partis politiques issus de la social-démocratie, autrefois assis sur le syndicalisme, sont de plus en plus dépendants de minorités et s'attachent à des préoccupations d'une bourgeoisie urbaine - écologie, discriminations - peu attrayantes pour leur électorat traditionnel.

Les partis qui progressent sont les nationalistes et les populistes, parce que leur récit "eux contre nous" fait sens alors que les fragmentations se multiplient. Le problème pour eux vient de ce que ces mêmes forces qui les rapprochent du pouvoir dissolvent les nations qu'ils prétendent défendre.

En tout cas, il faut lever le malentendu sur lequel nous nous appuyons. Nous ne sommes pas tant dans une ère de mondialisation, de victoire de l'économie de marché et du cosmopolitisme, qu'il faut gérer et réguler, que dans une ère de fragmentations multiples.