Il y a un peu plus d'un an, avant que ce ne soit un sujet à la mode, on parlait sur ce blog du TTIP, le traité en cours de négociation pour constituer une zone de libre-échange transatlantique. Depuis, le sujet est entré dans l'actualité, avec une absence totale de nuances. Une recherche rapide sur le sujet vous donnera un échantillon de l'hystérie déclenchée par ce sujet : "menace sur la démocratie et nos modes de vie", "capitulation de l'Europe", catastrophe continentale qui va mettre fin à la démocratie (rien que ça...), entre autres joyeusetés.
Comme je vous le disais il y a un an, il y a de bonnes raisons d'être sceptique sur l'intérêt de ce TTIP, dont les bénéfices potentiels sont probablement surrévalués. Mais le jugement que l'on porte sur celui-ci devrait être fondé sur une évaluation réaliste des avantages et inconvénients - pas sur des exagérations grotesques. Voici donc un peu d'explications sur le sujet.
Qu'est-ce que c'est que la protection des investisseurs?
Ce qui suscite les commentaires indignés ci-dessus est le fait que les négociations en cours (tellement secrètes que tout le monde à l'air de connaître à l'avance leur résultat...) portent en partie sur la "protection des investisseurs" et le "règlement des différends entre investisseurs étrangers et gouvernements". Sous ces termes juridiques, se trouve la question du traitement des investisseurs étrangers par un gouvernement national.
Il fut un temps ou lorsque les entreprises nationales étaient maltraitées par un gouvernement étranger, on envoyait la troupe; Depuis les années 50, nous vivons dans un monde plus pacifique, et on cherche à réguler les relations entre gouvernements et entreprises multinationales par le droit plutôt que par la violence. Le droit international comprend donc environ 2750 traités entre gouvernements portant sur la façon dont les pays traitent leurs litiges avec les entreprises étrangères. Le moins que l'on puisse dire est que tout cela n'est pas nouveau; et depuis les années 50, si cela menaçait réellement la démocratie, cela aurait dû finir par se voir.
En pratique, cette régulation passe par un arbitrage. L'entreprise et le gouvernement soumettent leur différend à une institution (chambre internationale de commerce, Banque Mondiale, par exemple) qu'ils choisissent tous les deux, dont ils acceptent la composition, ils lui soumettent leurs arguments, et acceptent de se rendre à la décision de cet arbitre.
Comment ça marche?
un exemple est cité régulièrement par les opposants au TTIP, celui de Veolia et de l'Egypte. Veolia avait signé un contrat avec le gouvernement Egyptien pour le traitement des ordures ménagères à Alexandrie. Ce contrat de grande ampleur devait créer 4500 emplois en Egypte. Mais Veolia a rencontré des difficultés importantes qui ont fait que ce contrat est devenu un gouffre financier. Ils s'en sont donc retirés en 2011 et ont entamé une procédure d'arbitrage contre le gouvernement Egyptien, au motif que celui-ci n'aurait pas respecté les clauses du contrat. Celui-ci permettait en effet à Veolia d'augmenter ses tarifs dans certaines conditions (fluctuations des taux de change, coût de la main d'oeuvre); or, le gouvernement Egyptien ne lui a pas permis d'augmenter ses tarifs suite à une loi de 2003 instaurant un salaire minimum.
L'arbitre n'a pas encore rendu de décision sur cette affaire, mais on peut d'ores et déjà noter plusieurs choses:
- Présenter cette histoire sous la forme "les investisseurs étrangers ont porté plainte contre l'Egypte pour l'empêcher d'augmenter son salaire minimum" est une exagération grotesque.
- On confond la plainte et la décision. Il est normal qu'il y ait des litiges entre entreprises et gouvernements, et légitime que ces litiges soient résolus par une procédure de droit. Cela ne préjuge pas du gagnant et de la décision : en pratique, sur les 500 cas d'arbitrage de ce type connus, 42% ont été décidés en faveur du gouvernement, 31% en faveur de l'investisseur.
- Ce n'est pas un abandon de souveraineté des gouvernements : ceux-ci décident des traités qu'ils signent. Après tout, la cour européenne des droits de l'homme peut condamner le gouvernement français parce que la France a signé des traités qui l'acceptent. On peut le regretter, si l'on est souverainiste; s'imaginer qu'à cause de cela, la France n'est plus une démocratie n'a aucun sens. Dans le cas de l'Egypte, il est assez logique que le gouvernement ait signé ce genre de traité pour attirer les investisseurs étrangers, qui auraient pu être effrayés à juste titre si on leur avait dit que leurs litiges locaux seraient décidés par les tribunaux egyptiens, notoirement corrompus.
Quels sont les inconvénients, alors?
Il est exact que ces mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et gouvernements sont critiqués. Les débats portent sur la transparence de la procédure et les excès qu'elle peut entraîner. Là aussi, ce n'est pas spécifique et nouveau : la procédure d'arbitrage pour régler le litige entre Bernard Tapie et le gouvernement français sur l'affaire Adidas n'a pas été des plus transparentes (quoiqu'on pourrait dire qu'elle a abouti exactement au résultat que souhaitait le gouvernement de l'époque, sans l'assumer).
Surtout, cela a conduit des entreprises à multiplier les plaintes contre des gouvernements dans l'espoir d'obtenir des compensations suite à des évolutions législatives qui leur déplaisaient. Philip Morris a ainsi entamé une procédure contre le gouvernement Australien (et d'autres) suite à la mise en place d'une loi réglementant le packaging des paquets de cigarettes. Suite à cela, le gouvernement Australien a annoncé qu'il ferait attention dans l'avenir à ce que les investisseurs étrangers bénéficient du même degré que les entreprises nationales, ni plus ni moins, et qu'ils seraient plus attentifs aux clauses de protection des investisseurs étrangers.
Il y a clairement un équilibre à trouver dans cette protection des investisseurs. Trop de protection peut leur permettre d'attaquer sans cesse les gouvernements; trop peu risque de les faire fuir, et l'absence de règles internationales pousse à la concurrence pour les attirer. Il ne faut pas oublier que c'est le but des traités internationaux que d'éviter précisément ce genre de chacun pour soi entre pays. Et il y a de bonnes raisons d'être attentif à l'équilibre atteint dans le traité que proposeront à leurs parlements respectifs les négociateurs américains et européens. Le commissaire européen a annoncé que ces clauses seraient limitées : on verra ce qu'il en sera. Quoi qu'il en soit, hurler sur le thème de la démocratie en péril est ridicule.
Cela touche néanmoins à un réel problème posé par le TTIP : il conduit à une certaine inertie réglementaire. Indépendamment de cette clause de protection des investisseurs, les changements de réglementations nationales devront respecter le traité. Si par exemple les USA veulent réduire la durée des brevets pharmaceutiques, cela sera compliqué (mais pas rendu impossible) si le TTIP est signé (les entreprises européennes et américaine pourraient demander des compensations importantes).
Néanmoins, si jamais un pays est reconnu en tort et ne se soumet pas à la décision d'arbitrage, il n'y a... Aucune conséquence. Si ce n'est que le traité est invalidé et que l'autre pays signataire n'est plus contraint non plus par celui-ci. C'est la caractéristique du droit international : il ne soumet la souveraineté que dans la mesure ou les gouvernements l'acceptent. Si demain un gouvernement français décidait d'envoyer paître la communauté internationale et de nationaliser les actifs des entreprises étrangères sans compensation, il s'exposerait simplement à voir la même chose arriver aux actifs de ses nationaux à l'étranger.
Et les avantages?
On peut quand même se demander quel intérêt il y a à signer ce TTIP, dont les gains sont faibles, même si les aspects négatifs en sont exagérés. La réponse n'est pas à trouver dans l'économie, mais dans la politique étrangère. La question des normes du commerce international (quelle est la durée de protection des brevets? quelles techniques de production sont autorisées ou non? etc, etc) se pose à partir du moment ou des pays prennent de l'importance dans celui-ci. Le TTIP et son jumeau, le traité Pacifique, traduisent la volonté des USA et de l'Europe de faire en sorte que les normes en question continuent d'être décidées par eux, et leurs alliés, et d'obliger la Chine à s'y soumettre.
Pour l'Europe, c'est donc un choix difficile. D'un côté, la possibilité d'avoir une influence maintenant sur les normes internationales en les inscrivant dans le TTIP, ce qui permet de réduire le risque de devoir se soumettre plus tard à des règles décidées ailleurs, en particulier en Chine; mais en contrepartie, une certaine inertie qui la contraindra si elle souhaite modifier ses propres réglementations. Il n'y a pas de réponse évidente à cette question. Au moins devrait-elle être posée comme telle, pas sous une forme hystérique.