Fritz Haber : l'homme le plus important dont vous n'avez jamais entendu parler

Le Guano, c'est cela

Cela peut sembler étrange aujourd'hui, mais l'une des plus grandes craintes pour l'humanité au 19ième siècle était de se trouver à court de caca.

Faire pousser des plantes nécessite entre autres de l'azote, indispensable pour la photosynthèse. L'azote n'est pas rare dans la nature, il constitue près de 80% de l'atmosphère terrestre. Mais cet azote dans l'air est pratiquement inaccessible sous sa forme gazeuse. Les plantes poussent donc en se nourrissant de l'azote d'autres plantes en décomposition (le compost) ou des déjections d'organismes qui ont consommé des plantes, directement ou indirectement (en mangeant des animaux qui ont mangé les plantes) : c'est le cycle de l'azote. L'azote a toujours posé un problème aux agriculteurs : le seul moyen d'enrichir les sols en azote pour les cultures était l'épandage de fumier, ce qui nécessitait des animaux à la ferme, ou la rotation des cultures, en plantant dans le champ entre deux récoltes des légumineuses, dont les racines contiennent des bactéries qui enrichissent le sol en azote. Plus on met d'azote dans le sol, plus on produit, mais celui-ci était rare.

Au 19ième siècle la découverte et l'exploitation du guano, les crottes d'oiseaux accumulées sur plusieurs mètres le long des côtes et sur les îles du Pérou, avait permis d'augmenter la production agricole, faisant la fortune de l'Etat péruvien. Le guano était tellement important qu'il causa une guerre entre l'Espagne, le Pérou et le Chili pour le contrôle de cette ressource stratégique : la merde d'oiseau.

Ammoniac

C'est qu'il était visible que la ressource allait s'épuiser rapidement, au rythme où elle était extraite : les cormorans du Pacifique ne pouvaient pas suivre. La dépendance de l'agriculture au guano était telle que les scientifiques s'inquiétaient du moment où l'on n'aurait plus de guano. Victor Hugo, dans les Misérables, consacre un mémorable chapitre aux égouts de Paris dans lequel il déplore que les déjections des parisiens soient envoyées à la mer tandis que l'on fait venir de l'autre bout du monde des crottes d'oiseaux.

Pour les chimistes de l'époque, synthétiser l'azote sous une forme utilisable par l'agriculture était un Graal, une quête qui a duré plus d'un siècle. Celui qui devait finalement y parvenir était un chimiste allemand, Fritz Haber. chercheur brillant et patriote, il était marié avec Clara Immerwahr, première femme de l'histoire à obtenir un doctorat de chimie à l'université de Breslau. Clara ne devait hélas pas faire une longue carrière universitaire. Pour l'air du temps, une femme ne pouvait pas avoir de talent scientifique : lorsqu'elle présentait ses découvertes, tous ses collègues considéraient que c'était son mari qui les avait faites.

A la naissance de leur fils en 1902, elle décida d'interrompre ses travaux personnels pour s'occuper de leur enfant et faciliter la carrière de son mari, qui ne demandait que cela. Il consacra son énergie à un contrat avec l'entreprise chimique BASF, pour produire de l'ammoniac à partir de l'azote de l'air. Il découvrit un mécanisme permettant de réaliser cette synthèse, tandis qu'un autre chimiste, Carl Bosch, découvrit la manière d'industrialiser le processus pour produire de l'ammoniac; celui-ci servait de base à la production d'explosifs et d'engrais. Le procédé qu'ils avaient découvert s'appelle encore aujourd'hui procédé de Haber-Bosch.

Le pain de l'air

Il est presque impossible de décrire l'importance de cette découverte, son impact sur la production de nourriture. Le procédé de Haber-Bosch permet de produire "du pain à partir de l'air", "Brot von Luft" comme le disaient les allemands. Alors que l'on craignait à la fin du 19ième siècle qu'1,5 milliard de personnes meurent de faim dans les années 30 lorsque le guano serait épuisé, la population mondiale a augmenté, et même explosé, exactement au rythme de l'augmentation de la production d'engrais azotés : les deux courbes, à partir de la moitié du 20ième siècle, sont pratiquement confondues. On estime que si l'agriculture utilisait encore les techniques d'avant l'invention du procédé de Haber-Bosch, il serait impossible de nourrir 40% de la population mondiale actuelle. Pour clarifier : près de la moitié de la population mondiale dépend pour sa nourriture des engrais issus du procédé de Haber-Bosch.

Aucune découverte n'a eu, historiquement, autant d'impact, aussi rapidement.

Cet impact colossal a une autre conséquence, environnementale. Avec le procédé de Haber-Bosch l'humanité a changé la composition de l'air et du sol, en absorbant de l'azote de l'air qui y serait resté sans cela. Comme beaucoup d'engrais n'est pas absorbé par les plantes, il se mélange à l'air ou est lessivé par les pluies et se retrouve dans les rivières, puis dans les mers. Dans l'air cela cause les pics de pollution des villes; Dans l'eau, les nitrates provoquent la prolifération des algues, puis de bactéries qui s'en nourrissent, et au passage absorbent l'oxygène dissous dans l'eau. cela crée de vastes zones mortes, des zones océaniques de grande surface dans lesquelles rien ne peut survivre. Il y en aurait aujourd'hui 450 dans le monde, la plus grande faisant 70 000 km2.

Si nous n'avions pas le réchauffement climatique, ce serait probablement notre plus grand problème d'environnement : nous sommes en train de modifier, à grande échelle, la composition chimique des océans, et les conséquences à long terme pourraient être catastrophiques. Arrêter cette pollution, c'est en l'état actuel des techniques condamner à la famine 3,5 milliards de personnes; Sans compter le fait que la population mondiale continue d'augmenter et devrait encore ajouter 3 milliards de personnes d'ici 2050.

Le procédé de Haber-Bosch contribue aussi d'ailleurs au réchauffement climatique. Extraire l'azote de l'air nécessite une énorme pression et une très forte température, ainsi que du gaz naturel pour l'hydrogène que l'on combine avec l'azote pour produire de l'ammoniac. 1% de toute l'énergie consommée chaque année dans le monde est utilisée uniquement pour produire des engrais - 250 000 tonnes par jour.

Grandeur et déchéance

Le procédé Haber-Bosch a rendu Fritz Haber riche et célèbre. La consécration est venue en 1919 lorsqu'il a obtenu le prix Nobel de Chimie pour ses travaux sur la synthèse de l'ammoniac (Carl Bosch devait l'obtenir en 1931). Ce prix fit scandale : français et britanniques refusèrent d'y envoyer une délégation. Pour eux, Fritz Haber était un criminel de guerre, et il est difficile de leur donner tort.

Patriote fervent et soutien fervent du militarisme allemand, Fritz Haber avait milité dès le début de la première guerre mondiale pour l'utilisation des gaz de combat, prenant une part prépondérante à leur développement. Cela faisait horreur à sa femme Clara et causa de terribles conflits dans leur couple. "Un savant doit être au service du monde en temps de paix, au service de son pays en temps de guerre", lui disait-il. Elle lui répliquait que les armes chimiques étaient de la barbarie.

Le 22 avril 1915, Fritz Haber supervisa personnellement la première utilisation des gaz de combat lors de la bataille d'Ypres, causant 10 000 morts en un seul jour. En récompense, il fut fait capitaine dans l'armée allemande. Quelques jours plus tard, alors qu'il était revenu à Berlin, Clara s'empara de son pistolet d'officier et se tira une balle dans la poitrine, mourant dans les bras de leur fils. Ce drame n'empêcha pas Haber de continuer à participer à l'effort de guerre allemand. Le procédé de Haber-Bosch devait prolonger la guerre d'un an en permettant à l'Allemagne de produire des explosifs à grande échelle.

Après la guerre, Haber continua ses recherches. Il tenta notamment, sans succès, d'extraire l'or de l'eau de mer : il voulait ainsi permettre à l'Allemagne de payer les énormes réparations de guerre exigées au Traité de Versailles. Conseiller pour la firme chimique IG Farben, il contribua au développement des pesticides chimiques, dont certains deviendraient le tristement célèbre Zyklon-B.

Directeur de l'institut Kaiser Wilhelm de Berlin, il contribua après la guerre à faire celui-ci un centre majeur de la science allemande, dans le domaine de la chimie et de la physique atomique, et de reconstruire les liens avec les scientifiques du reste du monde. Mais en 1933, l'arrivée des nazis au pouvoir devait mettre un coup d'arrêt à sa carrière : bien que converti au protestantisme, Haber était d'origine juive, et c'était tout ce qui comptait.

Malgré ses états de service pendant la première guerre mondiale, son patriotisme sans faille, il ne pouvait pas rester fonctionnaire allemand et continuer de diriger son institut. Max Planck tenta de changer l'avis d'Hitler lors d'un entretien en tête à tête : Hitler lui répliqua que "si la science avait besoin des juifs, l'Allemagne se passerait de la science pendant quelques années". En 1934, brisé, dépressif, en mauvaise santé à cause de son exposition répétée aux gaz de combat pendant la guerre, Haber décida d'émigrer en Grande-Bretagne. Il mourut d'un arrêt cardiaque sur la route de l'exil, anonyme, dans un petit hôtel de Bâle.

Aujourd'hui, 3,5 milliards de personnes lui doivent la vie.

 

 

 

(PS : ce post doit beaucoup à ces deux excellents livres).