"Celui qui croit à une croissance exponentielle infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste". Difficile, de nos jours, d'échapper à cette citation attribuée à l'économiste Kenneth Boulding. Enoncée de manière sentencieuse comme une vérité d'évidence, elle est le prélude obligé à tous les pensums qui nous engagent à changer au plus vite de mode de vie, ou plutôt de "paradigme" (le vocabulaire jargonneux est important), de nous "désintoxiquer de la croissance" car "la planète n'est pas infinie".
Chacun est libre de promouvoir les modes de vie qui lui plaisent, de la manière qui lui convient. Mais cette citation, jetée comme une évidence pour clore toute discussion, est bien moins logique qu'il n'y paraît. Elle suggère que les économistes "croient" à une croissance infinie; elle suggère que cette croyance est une "folie". Or, ces deux idées sont très discutables.
La croissance exponentielle n'est pas une idée absurde
Lorsque quelque chose augmente d'un pourcentage constant chaque année, on parle d'une croissance exponentielle. Si cette croissance exponentielle se maintient longtemps, on arrive très vite à des nombres extrêmement élevés. Par exemple, la population française croît à environ 0.5% par an. Cela peut sembler minime. Mais si ce rythme est inchangé au cours des 2000 prochaines années, la population française atteindrait environ 1 400 milliards d'individus en l'an 4000. Inutile de dire que les français se sentiraient alors un peu à l'étroit, puisque cela signifie que chaque mètre carré du territoire serait occupé par 2.5 personnes.
Une simple calculatrice permet donc de considérer qu'il est assez peu probable que la population française continue d'augmenter à ce rythme au cours des 2000 prochaines années. Mais que conclure de ce calcul? Pas grand-chose. Nous n'avons pas la moindre idée de ce que sera le monde dans 2000 ans, pas plus que nos ancêtres de l'an 14 n'avaient la moindre idée de ce qu'est le monde maintenant (à l'époque d'ailleurs, "la France" n'existait pas). Cela peut constituer un jeu intellectuel amusant, mais rien de plus.
Par contre, nous avons souvent besoin de nous projeter dans l'avenir proche. Et pour cela, projeter dans l'avenir immédiat les tendances actuelles est un exercice qui a des limites, mais qui peut être fort utile. Un scénario dans lequel la population française continue de croître pendant les 25 prochaines années comme elle l'a fait au cours des 25 précédentes est intéressant par exemple pour imaginer l'avenir des systèmes de retraites, les besoins en construction de logements, en production agricole, etc. Ce n'est pas parce que ces projections deviennent absurdes lorsqu'on les fait à des échéances très lointaines qu'elles sont inutiles à une échelle de temps raisonnable.
La question de la croissance économique se pose dans les mêmes termes. Projeter la croissance actuelle sur des millénaires dans l'avenir est absurde; en conclure que raisonner pour quelques décennies à venir sur une croissance positive n'a aucun sens est complètement crétin. Ce serait comme dire qu'on peut s'arrêter de vivre tout de suite parce que le soleil va s'éteindre dans 5 milliards d'années.
Les économistes ne croient pas à la croissance infinie
Contrairement à une légende tenace, les économistes ne sont pas une secte de lézards unifiée dans le culte de la croissance. C'est même plutôt l'inverse. Quiconque s'intéresse aux modèles économiques de croissance, à la façon dont les économistes décrivent celle-ci, fera toujours le même constat : aucun de ces modèles ne suppose la perspective d'une croissance infinie. Les économistes classiques, avec Malthus ou Stuart Mill, supposaient que les économies tendaient vers un état stationnaire, état dans lequel population et revenu par personne ne changent plus. Aujourd'hui, le modèle principal de l'analyse économique de la croissance - le modèle de Solow - aboutit lui aussi à un état stationnaire.
La seule possibilité, selon l'analyse économique, pour avoir une croissance entretenue, ne pas aller vers un état stationnaire, est le changement technologique. C'est à dire, le fait d'utiliser plus efficacement les ressources existantes. Il faut le répéter : sans cela, aucun économiste ne considère que la croissance peut se poursuivre.
Et ce qui caractérise le changement technique, c'est qu'il est imprévisible. Par définition, nous ne savons pas ce qui sera inventé dans l'avenir, puisque si c'était le cas, nous l'aurions déjà inventé. Certains modèles économiques tentent de caractériser ce phénomène, en essayant d'identifier les facteurs qui rendent les sociétés plus inventives et leurs conséquences sur la croissance; tous ces modèles reposent sur des hypothèses sur la capacité à générer des inventions. Sans cela, pas de croissance possible.
Les limites de la planète ne sont pas des limites de la croissance économique
Le PIB mondial a été multiplié par 55 depuis l'an 1500; pourtant, la taille de la planète terre n'a pas beaucoup augmenté dans cette même période. Cela devrait suggérer que, si tant est que la "finitude" de la planète est une limite potentielle à la croissance économique, cette limite est plus difficile à déterminer qu'on ne le croit. Il est clair que la croissance passée a reposé sur l'utilisation de sources d'énergie (charbon, pétrole) qui ne sont pas infinies. Mais il est tout à fait possible d'avoir une croissance économique positive avec une énergie plus rare et plus coûteuse. Déjà, toute la consommation d'énergie mondiale ne nécessite qu'une part minime de l'énergie solaire qui arrive sur la planète. De manière générale, déduire de contraintes physiques des limites de la croissance économique signifie qu'on ne comprend pas de quoi est faite la croissance économique.
Celle-ci n'est en effet rendue possible que par l'accumulation d'idées et de nouvelles techniques. Le pétrole n'était qu'un polluant des nappes phréatiques avant qu'on n'invente des techniques chimiques permettant de le transformer en matières utilisables. Savoir combien de temps durera encore la croissance économique ne dépend pas de calculs sur les limites énergétiques des techniques existantes mais de la capacité future à inventer des techniques permettant d'utiliser de manière toujours plus efficace les ressources existantes.
On connaît un peu les mécanismes sociaux permettant de générer de nouvelles idées, mais ceux-ci restent largement mystérieux, et résistants aux idées simples. Si une ressource est très utilisée, son prix va augmenter, ce qui fait qu'il devient financièrement avantageux d'inventer des nouvelles techniques. Par exemple, la raréfaction du pétrole pousse à la recherche de nouvelles sources d'énergie. Mais ce mécanisme ne fonctionne pas toujours : le prix payé pour utiliser l'atmosphère terrestres pour y déposer des tonnes de CO2 reste obstinément égal à zéro. On n'a pas encore réussi à mettre en oeuvre un mécanisme social efficace qui permettrait d'éviter que cela ne cause des catastrophes; peut-être que nous n'y parviendrons pas et que les catastrophes arriveront. Il y a même des modèles économiques qui décrivent l'apocalypse qui survient dans les sociétés qui ne parviennent pas à résoudre ce genre de problème.Encore une fois, le problème n'est pas l'épuisement d'une ressource, mais l'absence d'idée d'un mécanisme social permettant d'éviter les catastrophes que cela pourrait causer. Les limites de la croissance sont intellectuelles, pas physiques.
La vraie nature de la croissance
Nathan Rothschild, à sa mort en 1836, était l'homme le plus riche du monde, avec une fortune personnelle de l'ordre de 120 milliards de dollars d'aujourd'hui, soit plus que la personne la plus riche du monde actuel. Toute sa fortune ne lui a pas permis de survivre à une septicémie consécutive à un abcès mal soigné. Aujourd'hui, les antibiotiques (inventés dans les années 1930) qui auraient permis de le soigner sans dommages coûtent quelques euros. Même les personnes les plus pauvres de la planète peuvent aujourd'hui se payer ce que Nathan Rothschild n'a pas pu s'offrir.
C'est cela, la croissance économique. Très peu de gens aujourd'hui pourraient se payer l'immense propriété, les centaines de domestiques, dont disposait Nathan Rothschild. Mais de très nombreuses personnes d'aujourd'hui n'ont pas besoin de domestiques pour allumer les bougies de la maison, vider les pots de chambre, et entretenir les feux de cheminée, parce qu'ils ont des ampoules électriques, l'eau courante et le chauffage central; peuvent utiliser une voiture qui coûte 6 mois de salaire médian pour se déplacer à une vitesse, et avec un confort, inconnu à l'époque; et envoyer des photos de chat à la planète entière bien plus vite que le réseau de pigeons voyageurs qui a, selon la légende, fait la fortune de Rothschild.
La vraie question pour la croissance future n'est pas celle de l'épuisement des ressources utilisées aujourd'hui; c'est la faillite de l'imagination de sociétés tellement nombrilistes qu'elles n'imaginent pas que l'avenir puisse être autrement que le présent. C'est cette faillite de l'imagination sous la pression du managérialisme. Il est tout à fait possible que cela conduise à la fin de la croissance; mais si cela arrive, nous ne pourrons que nous le reprocher, plutôt que de croire que c'est la conséquence inéluctable d'un mode de vie insoutenable.