Depuis le premier janvier, l'Islande a rendu illégale l'inégalité salariale entre hommes et femmes. Une expérience qui plaît bien en France, où l'idée de faire disparaître un problème en le rendant illégal a toujours exercé un attrait irrésistible. L'Islande est habituée aux expériences sociales : en 2014 elle avait partiellement annulé les dettes de certains de ses habitants. Que signifie cette expérience d'égalité salariale? Comment va-t-elle fonctionner? Peut-on s'en inspirer?
L'expérience Islandaise
Une précision d'abord. Contrairement à ce qu'ont affirmé des articles au titre un peu rapide, la nouveauté n'est pas d'avoir rendu l'inégalité salariale hommes-femmes illégale; celle-ci est interdite en Islande depuis 1961, depuis 1972 en France. La différence tient dans la procédure : les entreprises Islandaises (de plus de 25 salariés) doivent passer un audit annuel, dans lequel les différences salariales doivent toutes être explicitement justifiées par la nature du travail effectué. Cela conduit les entreprises à décrire explicitement la nature du travail qui y est effectué, tâche par tâche, afin de mesurer le travail fait par chaque salarié afin d'expliquer les différences de salaires. Si les écarts salariaux ne peuvent pas être justifiés, l'entreprise n'obtiendra pas un "label" ce qui l'obligera à payer une amende.
Le système n'est donc pas si révolutionnaire que cela. La fonction publique en France, par exemple, fonctionne comme cela. Il existe une grille des salaires fondés sur des critères explicites (ancienneté, catégorie...) et il n'y a (en théorie...) aucune place pour des éléments discrétionnaires. La discrimination salariale devient alors impossible. Pour les employeurs islandais, c'est une expérience révélatrice, qui conduit à remettre à plat toute leur organisation du travail et savoir exactement ce qu'ils paient et pourquoi. Les services d'une ville ont ainsi par exemple constaté que les jardiniers (majoritairement masculins) étaient globalement mieux payés que les employés des crèches (majoritairement femmes).
Les risques du système
Il y a quelques risques dans le système Islandais. Le premier c'est d'exercer une pression négative sur les salaires et les embauches. Imaginez par exemple un (ou une) employé, dans une entreprise, qui vient demander une augmentation. L'employeur peut lui répondre "je voudrai bien vous augmenter mais je ne peux pas, parce que cela m'obligerait à augmenter tous les autres et c'est trop cher". De la même façon, supposons que les conditions changent sur le marché du travail; par exemple, une société a déjà des informaticiens mais doit en recruter un autre, à une période où ces compétences sont en forte demande. Recruter un nouvel employé aux conditions actuelles du marché obligerait l'entreprise à augmenter tous les autres, ce qui peut la dissuader d'embaucher.
Ce système instaure surtout une obligation du quantifiable: les différences de salaires ne peuvent être justifiées que par des éléments explicites et mesurables. Si un employeur veut récompenser un employé particulièrement méritant une année par une augmentation, il doit pouvoir justifier explicitement celle-ci; ce n'est pas toujours adapté aux situations des entreprises. Le mérite individuel ne se limite pas à des critères identifiables, il n'est pas inutile de pouvoir bénéficier d'un peu de discrétion. La grille des salaires de la fonction publique est régulièrement critiquée pour son caractère démotivant.
Quand le travail d'un employé est mesuré par un indicateur, et que cet indicateur détermine sa rémunération, on n'obtient pas plus de travail : on obtient plus de réalisations de l'indicateur. C'est un vieux problème managérial qui conduit à des dérives bien connues. L'an dernier la banque américaine Wells Fargo a fait scandale parce que ses employés avaient ouvert plus de deux millions de comptes fictifs à leurs clients, parce que leur rémunération était déterminée par leur nombre d'ouverture de comptes clients.
Appliquez l'idée à un club de football professionnel, dans lequel on observe d'énormes différences de rémunération entre les joueurs stars et les autres; vous voyez assez vite comment cela aboutit à un système problématique. Comment mesurer la contribution d'un Neymar au club par exemple?
Généraliser l'expérience Islandaise ?
Faire disparaître la dimension discrétionnaire de la paie est précisément le but de cette législation, en partant du principe qu'elle est à l'origine de discriminations salariales dont sont victimes les femmes. Mais c'est oublier que l'essentiel de l'écart de rémunération entre hommes et femmes ne vient pas de discriminations dans l'emploi mais d'autres facteurs : en particulier les choix de carrières et les interruptions de carrière liées à la naissance des enfants. C'est à qualification égale les femmes qui choisissent un emploi moins rémunéré, mais aux horaires plus stables pour pouvoir s'occuper des enfants; ou qui réduisent leur temps de travail lors de la naissance des enfants, beaucoup plus que ne le font les pères à la naissance de leurs enfants.
Ce n'est pas facile de changer les comportements et les mentalités à ce sujet mais tant que cela n'arrivera pas, se concentrer sur les discriminations dans l'emploi, c'est passer à côté de l'essentiel du problème. Le risque, pour l'Islande, indépendamment des inconvénients vu plus haut, c'est de considérer que la loi résout le problème; après tout si après cette loi des inégalités de rémunérations entre hommes et femmes subsistent il est possible de dire qu'elles sont forcément justifiées et légitimes.
L'Islande est un pays particulier : une petite population, une culture particulière, un rôle particulier des syndicats et une histoire spécifique de la réglementation du travail; le pays peut espérer grâce à ses caractéristiques réussir l'expérience. Il n'est pas certain qu'elle soit facilement transposable à d'autres pays, sans gros inconvénients.
Le mérite de la transparence salariale
Mais il y a une chose qui mériterait d'être récupérée de l'expérience islandaise : c'est la transparence des salaires. L'intérêt de l'expérience est en effet de mettre en évidence, aux yeux de tous, les salaires individuels, ce qui est le début d'une prise de conscience. Lorsque les employées femmes découvrent les écarts existant entre leur rémunération et celle de leurs collègues hommes, cela leur offre la possibilité d'aller demander pourquoi de tels écarts existent à leur employeur et leur confère une meilleure capacité de négociation - or la négociation salariale est un élément important des écarts de salaires, au détriment des femmes qui ont tendance à moins réclamer d'augmentations que leurs homologues masculins.
De nombreux exemples montrent l'intérêt de la transparence salariale, c'est à dire, rendre publics et consultables par tous les rémunérations perçues par tous les employés. Cela laisse de la discrétion aux employeurs pour décider d'avantager tel ou tel salarié; mais empêche que cette discrétion devienne le moyen de dissimuler des injustices salariales. La transparence a aussi un gros avantage, celui d'être facile à mettre en place.
Plutôt qu'une énième pénalisation, peu efficace, des écarts de salaires, pourquoi ne pas tenter la transparence des salaires, obliger à divulguer les salaires perçus par tous les employés dans une entreprise? Beaucoup diront que nous n'y sommes pas prêts culturellement, que cela donnerait lieu à des conflits permanents et à des employeurs obligés sans cesse de justifier la moindre différence salariale. L'expérience des entreprises qui la pratiquent montre plutôt qu'après une période d'adaptation, les résultats sont plutôt positifs.