Apple et Facebook ont récemment déclaré que leur politique salariale incluait une prime de 20 000 dollars pour leurs employées femmes décidant de congeler leurs ovocytes, afin de leur permettre de concilier leur carrière et leur désir d'avoir des enfants. L'idée est de leur permettre, via cette technique, la possibilité d'avoir des enfants tardivement, une fois leur carrière faite. Cette annonce a suscité d'immédiates réactions hostiles, voyant là une évolution de notre société vers le meilleur des mondes d'Aldous Huxley.
Le coût de la famille pour les femmes
Chacun sait que les femmes sont, en moyenne, moins payées que les hommes. On explique en général cette situation par des préjugés sexistes de la part des employeurs, ou par des caractéristiques intrinsèques des femmes. Ces explications ont une part de vérité; Une étude a par exemple montré que les orchestres symphoniques se sont mis à recruter beaucoup plus de musiciennes femmes à partir du moment ou les auditions de recrutement se sont déroulées derrière un rideau cachant l'identité du candidat musicien. La question des trop faibles demandes salariales des femmes a fait l'objet d'un livre.
Mais le facteur le plus important, de très loin, est le suivant : les enfants. Etude après étude, on le constate : les naissances d'enfants ont un coût considérable pour les femmes. Par exemple, les économistes Claudia Goldin, Lawrence Katz ont étudié les étudiants ayant suivi un MBA à l'université de Chicago, pour constater que les carrières des femmes sans enfants ne se distinguent pas de celles des hommes. La divergence commence lorsque les enfants aboutissent à des interruptions momentanées de carrières, dont l'effet se cumule pour réduire en moyenne de 40% les revenus tout au long de la vie.
Une interruption de carrière retarde les augmentations, les promotions, et cet effet se cumule, dans le temps. Même sans arrêt de travail, l'effet de la naissance d'enfants sur les revenus est énorme, jusqu'à 40% de revenu en moins tout au long de la carrière. Certaines des femmes étudiées, qui sont souvent mariées avec des hommes gagnant très bien leur vie (rencontré durant les études ou au travail) finissent par renoncer totalement à l'emploi.
L'économiste Amalia Miller a chiffré ce coût par l'équation suivante : lorsqu'une femme entre 20 et 30 ans souhaite avoir un enfant, décider de retarder sa naissance d'un an augmente de 10% ses revenus tout au long de sa vie. Cet effet est encore plus important pour les femmes très qualifiées, et s'amenuise à partir de 30 ans.
Une révolution de l'ampleur de la pilule contraceptive?
En d'autres termes, en offrant à leurs employées des facilités pour retarder leurs grossesses, ces entreprises sont au coeur de ce qui cause les différences hommes-femmes sur le marché de l'emploi. Avoir des enfants tôt est la cause de l'écart de revenus entre hommes et femmes; mais avoir des enfants tard augmente les risques néonataux. La congélation des ovocytes est un moyen pour les femmes de sortir de ce dilemme.
Et les conséquences pourraient être considérables, allant au delà de ce simple effet direct. Katz et Goldin ont étudié l'impact de la légalisation de la pilule contraceptive, qui permettait aux femmes de maîtriser leur fécondité, donc de retarder la naissance de leurs enfants. Toute une série de conséquences indirectes ont suivi. Il n'était plus nécessaire pour les femmes de se marier tôt; il était possible d'envisager des études longues qui ne seraient pas interrompues par une grossesse imprévue. La pilule a permis à de très nombreuses femmes d'entrer en nombre dans les carrières juridiques, médicales, que les naissances précoces rendaient très difficiles à mener, réduisant drastiquement l'écart de formation entre hommes et femmes et donc leur écart de revenu.
La congélation d'ovocytes pourrait jouer pour la carrière le rôle joué par la pilule pour les études, en évitant aux femmes la principale cause de leurs rémunérations plus faibles : les grossesses en début de carrière. Une généralisation de cette technique pourrait conduire à des entreprises dirigées par des femmes de plus de 60 ans, enceintes.
Quelles alternatives?
Ce que montrent ces études, c'est que ce n'est pas la révolution des moeurs et des mentalités qui a conduit à plus d'égalité hommes-femmes; c'est l'évolution technologique (en l'occurrence, la pilule) qui a créé les conditions matérielles permettant l'égalité hommes-femmes et qui a forcé la diminution des préjugés sexistes.
De ce fait, il est vain d'imaginer qu'il sera possible par des "changements de mentalités" d'arriver à une situation d'égalité de carrière entre hommes et femmes et un meilleur équilibre entre vie personnelle et professionnelle. De tels changements ne vont pas de soi, et n'apparaissent pas à coups d'incantations. Et s'ils ne surviennent pas, la technique se chargera d'en créer les conditions, que cela nous plaise ou non.
Il y aurait une alternative, qui permettrait de lutter contre l'écart de revenu et de carrière entre hommes et femmes; mais elle impose un sacrifice des hommes qui ne viendra pas tout seul. Si les interruptions de carrière sont ce qui est le plus préjudiciable pour les femmes, la solution est d'imposer aux hommes des interruptions équivalentes.
Cette solution, proposée par l'économiste Paul Seabright dans "sexonomics", serait d'imposer aux hommes, à la naissance de leur enfant, de prendre un congé de paternité exactement égal au congé de maternité de leur conjointe.
Cela aurait, selon l'auteur, plusieurs effets positifs: au sein de la famille, rappeler que les devoirs du père dans l’éducation des enfants sont les mêmes que ceux de la mère. Par ailleurs, dès lors que tout le monde, même les cadres de haut niveau, est susceptible d’avoir pris un congé parental, ce genre d’interruption de carrière serait moins considéré comme un signe d’incapacité à exercer des responsabilités de haut niveau.
Une telle mesure aurait un coût non négligeable, et susciterait probablement des résistances; L'offre de congélation d'ovocytes par Apple et Facebook nous rappelle que ce qui se passera sans cela n'est pas non plus sans inconvénients.