Le piège du bon sens
En 1949, les résultats d'une vaste étude, portant sur 600 000 soldats américains de la seconde guerre mondiale furent publiés dans un ouvrage en 4 volumes, "the american soldier".Les données issues de cette étude, la première de son genre, ont servi de base à la recherche en sciences sociales sur le comportement des personnes en guerre. Sur le moment, pourtant, de nombreux commentateurs doutaient de l'intérêt réel des résultats de ce travail. L'historien Arthur Schlesinger le qualifia même de "démonstration lourde de ce que le bon sens savait déjà".
Un autre commentateur de l'étude, le sociologue Paul Lazarsfeld, détailla cela en présentant 6 "découvertes" de cette étude. Parmi celles-ci, le fait que les soldats plus éduqués avaient eu plus de mal à s'adapter à la vie militaire; ou alors, les soldats issus des états du sud des USA avaient eu moins de mal à s'adapter au climat tropical de la guerre du Pacifique; que les soldats d'origine rurale supportaient mieux la vie militaire que les urbains; que les soldats noirs étaient moins intéressés que les blancs pour être promus au rang d'officiers.
Lazarsfeld fit remarquer que ces "découvertes" n'avaient rien de surprenant, apportant même une explication plausible pour chacune d'elles. Les intellectuels ont plus de mal à s'adapter à la guerre que les gens plus manuels; les soldats sudistes s'adaptaient mieux à un climat proche du leur; les ruraux sont plus rustiques que les urbains; des années de discrimination raciale pèsent sur les représentations des noirs qui se voient difficilement à une fonction de commandement. etc, etc. A ce stade, il est probable que vous avez une explication de ce style pour chacun de ces résultats, qu'aucun ne vous étonne.
Sauf que... Les vrais résultats de l'étude étaient exactement l'inverse. En réalité, les plus éduqués se sont mieux adaptés, les ruraux ont moins bien supporté la vie militaire que les urbains, les noirs n'étaient pas moins désireux de promotions que les blancs, les sudistes avaient autant de mal que les autres dans le climat tropical. Maintenant que vous connaissez les vrais résultats, vous pouvez de nouveau les trouver "de bon sens" : les urbains sont plus habitués à la promiscuité et au stress que les ruraux, par exemple. Mais c'est exactement ce que voulait montrer Lazarsfeld : les résultats en sciences sociales paraissent évidents, une fois qu'on a la réponse. Le "bon sens" est trompeur, en faisant passer pour évident quelque chose qui ne l'est en réalité pas du tout.
Le café du commerce mérite-t-il un prix Nobel?
L'annonce du prix Nobel d'économie décerné à Angus Deaton, la semaine dernière, a suscité de la part de Michel Onfray le commentaire sarcastique qui illustre ce post. Mettre en relation revenus et consommation, cela mérite effectivement un prix Nobel! c'est évident, n'est-ce pas? Tout le monde sait que le consommation et revenu sont liés, c'est du bon sens. Michel Onfray a sa notoriété, mais il n'est pour le coup pas très original. Ayant participé ce week-end aux rencontres CNRS jeunes et citoyens, j'ai pu constater que l'idée que les découvertes des sciences sociales relèvent de l'évidence, ne nécessitant aucune expertise particulière, est particulièrement répandue. Alors, puisque c'est si facile, essayons de répondre aux questions suivantes :
Si le revenu des français dans leur ensemble augmente de 1%, la consommation de livres de Michel Onfray va :
- augmenter : la consommation augmente avec le revenu, c'est évident!
- rester inchangée : la consommation de livres de Michel Onfray est fonction du talent de l'auteur, pas de choses sales comme l'argent.
- Diminuer : Se sentant plus riches, les français vont se porter sur les ouvrages de philosophes plus nobles, comme Bernard-Henri Lévy.
Facile, n'est-ce pas? On continue?
Une ONG décide d'apporter le rayonnement de la culture française auprès des habitants des pays pauvres francophones. Dans ce but, à l'aide d'une subvention du ministère de la culture, elle offre gratuitement des livres de Michel Onfray dans ces pays, qui jusqu'à présent n'en lisaient aucun. Les habitants des pays bénéficiaires sont de ce fait :
- Plus riches : ils ont désormais gratuitement des livres qui auparavant leur auraient coûté très cher.
- Aussi riches qu'avant : les livres de Michel Onfray ne les intéressent pas, gratuits ou non.
Evident, non?
Et nous n'avons considéré qu'un seul produit. Mais la réponse à la question "c'est quoi être pauvre" et "comment les gens ajustent-ils leur consommation à leurs revenus" est un problème infiniment plus complexe, surtout dans des pays dans lesquels les données sont peu nombreuses ou parcellaires. Etudier ce sujet, comprendre comment déduire d'informations sur des comportements individuels des comportements plus généraux, est à la fois utile pour mener des politiques publiques (les habitants des pays pauvres vont-ils bénéficier de livres gratuits) et constitue un travail long, ardu, et surtout utile.Et qui ne devient évident que quand on connaît la réponse.