Silk Road: grandeur et décadence d'une utopie

"Le fondateur du site de vente de drogues Silk Road condamné"; ainsi la presse a-t-elle rendu compte de la conclusion du procès de Ross Ulbricht. Certains ont émis l'idée d'une dimension politique de l'histoire; mais pour l'essentiel, celle-ci a été traitée comme l'aurait été l'arrestation d'un réseau de trafiquants de cannabis au fin fond d'une banlieue sinistre, le vernis de l'internet en plus.

Et c'est bien dommage. Car l'histoire de Silk Road et de son fondateur est l'une des expériences les plus fascinantes des dernières années, qui apporte des réponses à l'un des plus grands mystères économiques. Henry Farrel y a consacré un long article que vous trouverez ici.

La compagnie des étrangers

Regardez autour de vous : tout ce qui vous entoure est le résultat de myriades de transactions, d'une complexité infinie. Essayez d'imaginer par exemple le nombre de personnes qui ont contribué à la tasse de café qui trône sur votre bureau; le producteur de café dans un pays inconnu, le réseau de transport et de distribution, les employés de la compagnie des eaux, la production d'énergie, les dizaines de composants de la tasse... vous n'arriverez jamais au bout. Toutes ces personnes, que vous ne connaissez pas, ont contribué à la consommation d'un parfait inconnu, vous.

Quelle que soit la forme que cela prenne (marché, organisation...) toutes les économies se résument à ceci : des millions de personnes qui coopèrent et échangent avec des inconnus. Et l'origine, et la pérennité, de ces échanges est un grand mystère. Pensez aux marchands phéniciens de l'Antiquité, qui traversaient la Méditerranée pour arriver sur des rivages inconnus, peuplés de personnes dont ils ne parlaient pas la langue, qui avaient toutes les raisons d'être hostiles; comment cela a-t-il pu aboutir à des échanges durables? Comment savoir si cet étranger à qui vous donnez des choses de valeur, va vous rendre quelque chose en échange, alors qu'il pourrait vous trucider et tout garder pour lui?

Nous sommes tellement habitués aux échanges que nous ne nous posons même plus la question. Nous présupposons l’honnêteté de ceux qui nous vendent des choses, et ils partent du principe que nous allons les payer. Et si jamais, ce qui est rare, la transaction ne se passe pas bien, nous comptons sur les tribunaux ou la police pour sanctionner les fautifs.

Mais la question se pose lorsque l'on sort des transactions normales. Si je veux acheter un produit illégal, comment m'assurer de l'honnêteté du vendeur? Comment lui peut-il savoir que je vais le payer? Après tout, si l'un d'entre nous ne remplit pas sa part du contrat, l'autre ne pourra pas porter plainte à la police. Il y a deux réponses à cette question. La première est celle du philosophe Thomas Hobbes : sans un pouvoir coercitif, capable de punir violemment les tricheurs, cela ne fonctionnera pas.

Nombreux sont ceux qui ne partagent pas cet avis. Selon eux, loin d'être un pacificateur, l'état est en réalité un parasite, l'origine de la violence sociale, qui vit aux dépens des individus en brimant leur liberté d'échanger. Si seulement l'Etat cessait de régenter les individus, ceux-ci pourraient s'organiser efficacement et sans contraintes. Ross Ulbricht, fondateur de Silk Road, était de ceux-là.

Une utopie libertaire

En pratique, même sur les marchés illégaux, il est possible d'établir des mécanismes pour évaluer la fiabilité des acheteurs et des vendeurs. Un vendeur de stupéfiants peut se créer une réputation de "fournisseur de bons produits", ce qui lui garantira un chiffre d'affaires pérenne lorsque ses clients satisfaits reviendront. Les mafias reposent aussi sur de tels mécanismes de réputation, qui peuvent tourner à la paranoïa; chacun surveille et connaît tout le monde, cherchant à arnaquer les autres tout en évitant de se faire arnaquer lui-même.

Rien de tel sur internet, ou il est facile d'être parfaitement anonyme. Si un vendeur acquiert une réputation d'arnaqueur, rien ne l'empêche de créer une autre identité pour pouvoir recommencer. C'est d'autant plus problématique pour des transactions illégales : si je veux acheter des numéros de carte bancaire volés, comment savoir si le vendeur (qui est, à la base, un voleur...) ne va pas m'arnaquer? Cela offre une opportunité de rôle pour des intermédiaires - des gens en qui tout le monde a confiance.

Ross Ulbricht savait inspirer confiance. Lui-même était un libertarien, très engagé dans l'idée de créer grâce à l'internet un monde d'échanges pacifiques débarrassé de l'influence de l'Etat. Dans lequel chacun serait libre d'acheter et de vendre ce qu'il veut, dès lors que cela ne cause pas de préjudice à des parties non concernées par la transaction. Il avait établi sa réputation en produisant, et en revendant, des champignons hallucinogènes. Ses clients lui avaient demandé d'autres types de produits; de proche en proche, il avait créé Silk Road, une plate-forme d'échanges mettant en relation acheteurs et vendeurs. Une seule règle : les produits échangés ne devaient pas faire de mal aux autres. Les ventes de numéros de carte bancaire volés, ou de pornographie enfantine, y étaient proscrites; toutes les autres transactions entre adultes consentants y étaient autorisées. Drogues de toutes sortes, armes, contrefaçons : on trouvait vraiment de tout sur Silk Road.

A côté de la plate-forme d'échanges, le site comportait un forum de discussions animées consacrées à la philosophie libertarienne; on y trouvait même un club de lecture, ou l'on commentait les classiques de la littérature libertarienne, en particulier le philosophe Murray Rothbard.

The Dread Pirate Roberts

Ulbricht bien sûr n'y apparaissait pas sous son vrai nom; il avait choisi le pseudonyme de Dread Pirate Roberts, un personnage mythique de "the Princess Bride" dont l'identité est endossée par des personnes différentes. Et il assurait le bon fonctionnement du site, tout en touchant des commissions sur les ventes. Pour préserver l'anonymat des transactions, celles-ci s'effectuaient en Bitcoin; pour s'assurer des acheteurs et des vendeurs, le site offrait, comme Ebay, un système de notation. Ulbricht avait créé un système de compte de séquestre pour assurer les transactions; l'acheteur lui remettait le paiement, et celui-ci n'était versé au vendeur que lorsque l'acheteur certifiait avoir été livré. Il touchait une commission sur chaque transaction.

Le site a connu très vite un énorme succès : des millions de dollars d'échanges s'y effectuaient, et cette croissance exigea rapidement la multiplication de règles bureaucratiques. Des vendeurs et des acheteurs indélicats - ou qui ne payaient pas leur commission au site - ont dû être chassés; il fallait trouver des moyens d'éviter qu'ils ne reviennent sous une autre fausse identité. Plus le site évoluait, plus il devenait une bureaucratie sous le contrôle du "pirate Roberts". Celui-ci conciliait ce contrôle avec son idéologie libertarienne en rappelant à ses utilisateurs qu'il était lui-même soumis à la concurrence du marché libre : il existait d'autres plateformes d'échanges sur laquelle chacun pouvait aller s'il en avait envie.

Mais cela n'empêchait pas les arnaques. Le succès du site incitait des vendeurs indélicats à effectuer des transactions réelles pour établir leur réputation, pour ensuite faire de gros coups et disparaître avec les bitcoins de leurs clients, sans le moindre risque d'être identifiés. Il y avait un autre problème : les vendeurs, pour livrer les clients, devaient avoir une adresse postale. En théorie, ils devaient détruire l'adresse une fois la livraison faite; en pratique, les gros vendeurs s'étaient constitués un fichier d'acheteurs; et il suffisait que l'un d'eux se fasse arrêter - ou qu'il révèle publiquement sa liste - pour anéantir la réputation de Silk Road. des maîtres-chanteurs tentaient d'extorquer l'argent du site en le hackant, obligeant Ulbricht à dépenser beaucoup d'argent en protection.

"Débarrassez-moi de lui"

Et le succès du site a attiré l'attention des autorités, en particulier de la DEA. L'un de ses agents, se faisant passer pour un baron de la drogue, a contacté Ulbricht en déclarant avoir une grande quantité de drogue à vendre. Ulbricht lui a trouvé un acheteur, qui se trouvait être l'un de ses principaux associés sur le site. Et celui-ci s'est fait livrer chez lui. La DEA l'a arrêté discrètement; Voyant disparaître quelqu'un qui avait potentiellement accès a tous les bitcoins de Silk Road, Ulbricht a pris peur et demandé à l'agent de la DEA - qu'il prenait pour un criminel endurci - de trouver et d'assassiner son associé moyennant paiement de 80 000 dollars. Lui qui s'indignait sur le forum de son site sur la violence de l'Etat se retrouvait à vouloir faire assassiner l'un de ses principaux collaborateurs pour préserver son marché libertarien.

La DEA a alors simulé, avec des photos maquillées, le meurtre de l'associé qu'ils venaient d'arrêter; photos qui ont été envoyées à Ulbricht. Au cours des échanges électroniques qui s'ensuivirent, le FBI est parvenu à identifier un ordinateur Islandais servant de serveur à Silk Road; de proche en proche, ils arrivèrent sur un ordinateur portable utilisé depuis une bibliothèque publique à San Francisco. Ross Ulbricht a été arrêté sur le fait, son ordinateur allumé sur la page d'administration de Silk Road, le disque dur contenant les Bitcoins du site - en tout, cela aurait rapporté près de 29 millions de dollars en un peu plus de deux ans.

Pour Hobbes, sans un pouvoir qui les maintient dans la peur, les hommes vivent un état de guerre de tous contre tous, rendant impossible toute coopération et toute vie en société. Ross Ulbricht voulait créer un marché sans Etat; il est progressivement devenu ce pouvoir coercitif et violent qu'il haïssait tant.

Certains diront que cette issue était inévitable; d'autres continueront de rêver à des sociétés utopiques dans lesquelles les hommes peuvent coopérer librement. Pour ceux qui veulent comprendre comment fonctionnent nos sociétés, the Silk Road, la création du Terrible Pirate Roberts, n'a pas fini d'être fascinante.