Ce qui est bien avec le déclin français, c'est qu'il peut servir à expliquer tout et son contraire. Il n'y a pas si longtemps, la baisse des investissements étrangers en France était un signe immanquable du déclin national. Maintenant qu'une firme américaine veut investir 10 milliards de dollars pour racheter des activités nationales, c'est la preuve... de la baisse de l'attractivité de la France. Une chose est certaine : que ce soit General Electric ou Siemens qui l'emporte, Alstom n'existera plus bientôt en tant que telle. Est-ce vraiment grave?
1 ce n'est ni nouveau, ni spécialement français
Il suffit d'observer l'évolution de la composition de l'indice CAC40 depuis sa création pour constater que les grandes entreprises françaises évoluent à un rythme très rapide. Certaines réussissent, d'autres périclitent, disparaissent ou sont absorbées. Celles qui déclinent sont remplacées par d'autres, et la valeur des entreprises dans leur ensemble n'en est pas perturbée pour autant :
(graphique extrait de Piketty. allez voir par ici pour des données plus récentes).
Ce n'est pas une spécificité française : partout dans le monde, et depuis très longtemps, la mortalité des entreprises est extrêmement forte. Une entreprise a 18 fois plus de chances de mourir chaque année qu'un humain - seules deux entreprises sur 1000 passent l'âge de 80 ans. Parmi les plus grandes entreprises du monde d'il y a un siècle, seules deux sont restées au palmarès aujourd'hui (dont d'ailleurs General Electric). Toutes les autres ont disparu, ont été rachetées ou sont devenues marginales. Cette règle vaut partout et depuis des siècles.
Il y a 20 ans, vous n'auriez pas entendu parler d'un dixième des entreprises qui sont aujourd'hui au CAC40; et une bonne part de celles qui s'y trouvaient ne sont aujourd'hui connues que des spécialistes d'histoire industrielle. Aujourd'hui, il est probable par exemple que de nombreux citoyens européens seraient ravis de bénéficier des services d'un champion français (cordialement détesté du ministère de l'industrie), Free.
2 Ce n'est la faute de personne
Chacun a son responsable tout prêt pour expliquer ce qui se passe. Pour les uns, cela traduit l'incapacité des dirigeants français à suivre le train de la mondialisation; pour d'autres, la preuve du manque d'attractivité nationale; ou alors, c'est la faute du gouvernement; à moins que ce ne soit la faute du gouvernement précédent, ou de tous les gouvernements français depuis des décennies.
Ce que dit la recherche économique, pourtant, c'est que c'est la faute... A pas de chance. La croissance ou la disparition des entreprises est un phénomène irrémédiablement aléatoire, imprévisible et inexplicable. Paul Ormerod a montré que les entreprises n'ont que très peu de moyens en pratique d'identifier les éléments de leur stratégie qui fonctionnent et ceux qui ne fonctionnent pas. Elles sont dans le brouillard, à la merci de changements de circonstances ou de choix qui apparaissaient judicieux sur le moment. Et n'ont que très peu de moyens de s'adapter aux changements de circonstances. Ormerod a constaté que les disparitions d'entreprises semblaient relever des mêmes règles mathématiques que l'évolution des espèces; de la même façon que les carnivores ne peuvent pas devenir herbivores facilement, les entreprises ne peuvent guère modifier leur capital organisationnel et sont remplacées par d'autres au lieu de s'adapter.
3 Ce processus est plutôt une bonne chose
Et cette forte mortalité des entreprises est plutôt une bonne chose pour l'économie. Les gains de productivité ne sont pas en général réalisés à l'intérieur des firmes; une large part d'entre eux sont réalisés par le remplacement des entreprises anciennes par d'autres, plus performantes. Selon certaines études, c'est jusqu'à 90% des gains d'efficacité économique qui s'expliquent de cette manière. Le fait d'être racheté par une entreprise étrangère est lui aussi plutôt favorable : les entreprises étrangères en moyenne sont plus efficaces, et paient mieux, que les entreprises domestiques. Et quel que soit l'investisseur final qui emportera Alstom, allemands et américains sont plutôt des investisseurs bénéfiques pour l'économie française.
4 et si on créait plutôt un "Airbus du TGV et de l'énergie"?
Il est difficile de cumuler plus de fantasmes de politique industrielle français que dans des expressions comme "Airbus des transports" ou de l'énergie. Créer un champion européen (mais surtout français, quand même) qui devient un leader mondial de son secteur. Ce genre de fantasme se heurte à une réalité : cela ne fonctionne pas très souvent. Pour un succès (Airbus) combien d'échecs? La raison principale touche aux facteurs ci-dessus : les entreprises ont en général tendance à disparaître, même les grands leaders. Mais le Meccano industriel ne fait qu'augmenter les probabilités d'échec.
L'estimation des échecs de fusions d'entreprises varie entre "plus de 50%" et "91%" avec une valeur moyenne aux alentours de 70% d'échecs. Les entreprises meurent bien plus que les gens; et les fusions d'entreprises échouent bien plus souvent que les mariages. La grande taille n'est en aucun cas un facteur de réussite; la difficulté de faire travailler ensemble des cultures organisationnelles différentes noie souvent les rares avantages à retirer des fusions et acquisitions.
Les facteurs de succès des fusions sont de procéder lentement, de rapprocher progressivement les équipes, de multiplier les coopérations, de procéder par étapes, à petite échelle; même cela n'évite pas les frictions. Même EADS a connu son lot de difficultés. Il est bien difficile, dans ces conditions, d'imaginer que de vastes fusions industrielles, décidées en une quinzaine de jours par un gouvernement pas franchement spécialistes du domaine et soumis à la pression médiatique, puissent donner des résultats très solides.