Une révolution
Le 26 avril 1956, dans le port de Newark, New-Jersey, une grue chargeait 58 remorques de camion dans un vieux cargo rouillé, datant de la seconde guerre mondiale. 5 jours plus tard, l'Ideal-X - le nom du bateau - débarquait à Houston, attendu par 58 camions prêts à accrocher les remorques et transporter leur chargement à destination. Cette époque était bien différente de la notre. L'Asie ne jouait pas son rôle actuel d'atelier du monde. Un français n'aurait jamais lu "fabriqué au Bangladesh" sur son T-shirt, n'utiliserait pas d'appareil électronique japonais; il aurait paru absurde à un japonais d'imaginer consommer un hamburger fabriqué à partir de boeuf du Kansas; transporter des marchandises sur longue distance coûtait, tout simplement, beaucoup trop cher. Cette cargaison était le début d'une révolution.
Malcolm MacLean, l'entrepreneur qui affrétait l'Ideal-X, n'en avait certainement aucune idée en transportant sa première cargaison. Lui-même n'y connaissait rien en bateaux et en transport maritime. Son ambition était bien plus limitée : contourner la réglementation américaine, qui imposait des tarifs de transport de marchandises par camion. Il voulait casser les prix pour se faire une place, et il avait trouvé pour cela une idée : parce que le transport maritime était très lent, le tarif imposé par la réglementation était bien plus bas. Pendant la seconde guerre mondiale, on avait bien transporté des camions par bateau : pourquoi donc ne pas transporter les camions par voie maritime, autant que possible, et ainsi casser les prix? Mais cette idée posait un problème : charger un camion entier dans un bateau occupait de la place inutile. MacLean avait donc eu l'idée de charger uniquement les remorques des camions avec une grue.
En accord avec le port de Newark, qui vivotait et perdait de l'argent, il avait donc installé les infrastructures pour charger directement les boîtes métalliques tirées par les camions dans les anciens navires militaires qu'il avait racheté. Mais il devait vite constater que cette technique de transport - de grands conteneurs métalliques qui pouvaient être chargés sur un bateau, placés sur la remorque d'un camion ou sur un wagon de train, générait des économies énormes. Le chargement d'une tonne de marchandises lors de ce premier trajet coûtait 0,16 dollars la tonne, contre 5,83 dollars en appliquant les techniques habituelles. D'où venait cette économie?
Le transport maritime avant le container
Il est difficile d'imaginer aujourd'hui comment s'effectuait le chargement et déchargement d'un cargo avant l'invention du conteneur. Les ports étaient des fourmilières humaines, entourés de quartiers entiers dans lesquels vivaient les familles des milliers de personnes qui travaillaient sur les docks. L'activité des dockers était très irrégulière, dépendant des arrivées de bateaux. Chaque matin, ils étaient recrutés pour une journée de labeur. Celui-ci consistait alors à transporter, essentiellement à la force des bras, tout au long des docks, les marchandises les plus diverses. On pouvait passer, alternativement, d'une caisse de fruits tropicaux à manipuler avec précautions à des sacs de sucre de 100 kilos, puis à des poutrelles d'acier. L'automatisation ne s'était pas développée, à cause de la diversité des marchandises à transporter. Une machine pouvait éventuellement soulever les poutrelles d'acier, mais pas les caisses de fruits.
Le chargement des navires était une activité physique et complexe. Il fallait garnir toute la cale du bateau, parce qu'un espace vide était un coût prohibitif pour l'affréteur; il fallait bien choisir où l'on mettait les marchandises lourdes, les marchandises fragiles, pour éviter qu'elles ne s'écrasent en cas de tangage, et surtout, pour éviter que le bateau ne coule à cause d'un poids mal réparti. L'opération de chargement ou de déchargement prenait des jours entiers.
Les vols de marchandises étaient extrêmement fréquents : se servir sur la cargaison faisait partie intégrante de la culture portuaire, tous comme les conflits entre employeurs et dockers, qui se réglaient souvent de manière violente. Le métier était physique et dangereux; pour aller au plus vite, il fallait travailler par tous les temps, de jour comme de nuit, sur des docks glissants. Il y a eu 47 morts au travail dans le port de Marseille entre 1947 et 1957. A Manchester, un docker sur deux a subi une blessure en 1950, un sur six a fini à l'hôpital.
Toutes les compagnies de transport maritime cherchaient des moyens de réduire leurs coûts, et avaient mesuré que le coût principal était le chargement et déchargement des bateaux. L'idée du conteneur avait elle aussi déjà été utilisée, notamment par des compagnies de chemin de fer, mais n'avait jusque là pas fonctionné - le problème principal étant le coût de devoir ramener les conteneurs vides au point d'origine. Pour Maclean, elle devait être un succès éclatant. Rapidement, d'autres ports se sont équipés pour ses conteneurs; mais c'est la guerre du Vietnam, et le besoin pour l'armée américaine de transporter à l'autre bout de la planète des milliers de tonnes de matériel, qui a fait la différence, en conduisant à investir massivement dans les infrastructures portuaires. Toute l'histoire du conteneur est racontée dans l'excellent livre que lui a consacré Marc Levinson.
Après le conteneur
Quel contraste en effet avec le Jules Verne, le plus grand porte-conteneurs du monde, que François Hollande a inauguré hier après midi à Marseille. Les ports aujourd'hui sont d'immenses usines automatisées. Les habitations qui les entouraient ont été remplacées par d'immenses parkings sur lesquels sont posées des piles de conteneurs de toutes les couleurs, et de tous les usages, sur des kilomètres. Le long des quais, des grues gigantesques chargent et déchargent des milliers de tonnes de conteneurs en quelques heures, pilotées par quelques personnes et des systèmes informatiques. Un système de suivi automatique permet de savoir à chaque instant ce qui a été déchargé, et ou se trouvent les marchandises.
Ce système a considérablement réduit les coûts. Certains estiment que les coûts de transport ont été abaissés de 97% depuis l'invention du conteneur. Le coût du transport des marchandises, qui pouvait représenter jusqu'au tiers ou la moitié de leur coût total, est désormais de quelques pourcents. Les effectifs dans les ports, sur les navires de transport, ont fondu : le Jules Verne ne contient que 28 membres d'équipage. Certains ports ont périclité extrêmement rapidement, en particulier les ports traditionnels,tandis que d'autres se développaient tout aussi vite.
L'actualité attache beaucoup d'importance, en matière de commerce international, aux réglementations et aux taxes douanières. On débat en Europe d'un éventuel accord de libre-échange avec les Etats-Unis, on envisage de taxer les panneaux solaires chinois. Mais en réalité, les taxes douanières ont bien moins d'impact sur les échanges extérieurs que les technologies. L'invention du conteneur a été bien plus importante pour la mondialisation que tous les "rounds" de l'organisation mondiale du commerce. Le container a augmenté le commerce entre les pays de 790% sur 20 ans; par comparaison, les accords de libre-échange l'augmentent de 45%, l'appartenance à l'OMC de 285%, sur une période de 20 ans, selon une récente étude.
Sans le système de transport par conteneur, la production en juste à temps, qui exige de connaître avec précision les délais de livraison des pièces, n'aurait pas été possible. Les chaînes de valeur globales, dans lesquelles les produits sont fabriqués à partir de pièces en provenance de toute la planète, non plus. Allez visiter votre supermarché habituel, et essayez de vous demander quelle proportion des produits que vous y trouvez est passée par des conteneurs. Indice : vous irez beaucoup plus vite en cherchant ceux qui n'y sont jamais passé.
Pour les producteurs, la taille du marché a aussi changé. Les très nombreux petits ateliers qui fournissaient des marchés locaux ont constaté soudain que leurs concurrents n'étaient plus leurs voisins, mais des producteurs à l'autre bout du monde. Le fabricant de chemises de Roubaix a soudain constaté qu'il était beaucoup plus cher qu'un producteur coréen pour fournir les magasins de vêtements à Lille. Le producteur d'huile d'olive espagnole a pu constater qu'il trouvait des acheteurs en Californie.
Il est impossible d'imaginer ce que serait le monde actuel sans le conteneur, tant cette invention a fait le monde actuel, pour le meilleur et pour le pire. On a parlé du Jules Verne hier, à l'occasion de son inauguration par le président de la république; Puis, on passe à autre chose, au rythme d'une actualité dans laquelle les faits et gestes des politiques ont un poids démesuré. Mais hier, sur le port de Marseille, entre le président de la république et le navire rempli de boîtes métalliques, celui qui a plus d'importance sur nos vies n'est pas forcément celui qu'on croit.