La presse se fait l'écho, ce matin, du dernier rapport de l'Agence Internationale de l'Energie, qui annonce que les Etats-Unis vont dépasser l'Arabie Saoudite et devenir le premier producteur mondial de pétrole avant 2020; et qu'ils obtiendraient l'indépendance énergétique en 2035.
La question du charbon
En 1865, l'un des plus grands économistes de l'époque victorienne, William Stanley Jevons, publia un livre intitulé "la question du charbon". C'était à l'époque la meilleure analyse du secteur énergétique jamais publiée. L'auteur n'avait omis aucun détail, analysait rigoureusement l'offre et la demande, les moyens de réduire la dépendance de l'Empire britannique vis à vis du charbon, les réserves disponibles, les conséquences sociales, etc. Selon l'auteur, la consommation britannique de charbon allait augmenter jusque 500 millions de tonnes en 1911, et 2,5 milliards de tonnes en 1961 - un niveau impossible à satisfaire.
En 1913, la consommation britannique de charbon a atteint son maximum historique, à 300 millions de tonnes, et atteignait 200 millions de tonnes en 1961, soit 10 fois moins que ce qu'avait prévu Jevons. Celui-ci avait inauguré une tradition qui ne s'est jamais démentie depuis : les prévisions à côté de la plaque en matière d'énergie.
Indépendance énergétique américaine?
Aujourd'hui, le rapport annuel de l'Agence Internationale de l'Energie fait une annonce spectaculaire : les Etats-Unis vont devenir le premier producteur de pétrole mondial, devant l'Arabie Saoudite, et être indépendant en matière énergétique en 2035. Cela constitue un changement majeur par rapport au rapport précédent, qui voyait l'Arabie Saoudite rester leader mondial jusque 2035. La raison : l'expansion de ce que l'on appelle les hydrocarbures non conventionnels, le fameux gaz de schistes et les sables bitumineux, dont la production augmente rapidement.
Le rapport indique dans le même temps que les efforts d'économie d'énergie sont susceptibles de réduire la consommation mondiale de 20% par rapport à 2010. Et indique les diverses politiques énergétiques, nouvelles sources d'énergie à déployer, économies d'énergies à réaliser, et leurs conséquences dans divers scénarios. C'est leur scénario central qui prévoit que les USA pourraient devenir exportateurs nets d'énergie d'ici 2035.
Tout cela est-il bien sérieux? Il est exact que le développement du pétrole et du gaz de schistes aux USA a conduit à interrompre la tendance à la baisse de la production pétrolière nationale, qui avait atteint un maximum d'environ 10 millions de barils/jour en 1970. Elle est de 6 millions aujourd'hui, un million de plus qu'en 2008. L'IEA voit cette production atteindre un maximum de 11 millions de barils/jour en 2020.
Mais la consommation américaine, dans le même temps, est aujourd'hui de l'ordre de 20 millions de barils par jour : le double de la production estimée pour 2020! En d'autres termes, dans le scénario de l'AIE, l'essentiel de l'indépendance américaine est obtenue par des changements drastiques de consommation, une réduction considérable de la consommation américaine de pétrole. Les commentateurs du jour se gardent bien d'aborder ce sujet, préférant expliquer que les américains vont devenir la future Arabie Saoudite grâce aux gaz et pétroles de schistes. Ce qui est très, très loin d'être le cas.
Incertitudes radicales
Surtout, cette prévision repose sur la prolongation des tendances actuelles - comme celle de Jevons à son époque. Elle suppose que la production de pétroles de schistes va continuer d'augmenter au même rythme, qu'il sera possible de réaliser des économies d'énergie substantielles. Mais c'est oublier que tout cela dépend d'une variable cruciale: le prix. Il faut que le prix du pétrole reste élevé pour que l'exploitation des gisements de pétrole de schistes soit rentable, et pour inciter les gens à économiser l'énergie. Or dès maintenant, le prix du gaz est très bas aux USA, ce qui compromet la rentabilité des gisements et n'incite guère les ménages à adopter un comportement économe.
Et regardez simplement les 5 dernières années. Les évènements déterminants en matière énergétique, qui font les prix et la situation actuelle du marché, ont été le succès technologique de l'extraction de gaz et pétroles de schistes; la catastrophe de Fukushima; et l'augmentation de la production pétrolière irakienne. Aucun expert en 2007 ne pouvait prévoir ces évènements. Aucun d'entre eux ne pouvait prévoir ce qui allait se produire dans les 5 dernières années. Les phénomènes les plus importants sont imprévisibles, et les prix énergétiques futurs radicalement incertains.
Rien ne garantit que l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels sera aussi rentable dans les 5 prochaines années que dans les 5 précédentes; une catastrophe écologique (si les risques redoutés par les opposants de ces énergies se manifestent) pourrait très bien compromettre leur exploitation, comme Fukushima l'a fait pour l'énergie nucléaire. Sur une période de temps longue, ce que nous ignorons est bien plus important que ce que nous croyons savoir.
L'agence internationale de l'énergie est bien obligée de publier des prévisions : sans cela, sur quoi pourrait-elle justifier son existence et les politiques qu'elle préconise? Mais ces prévisions, comme toutes les prévisions en matière énergétique, ne devraient pas trop être prises au sérieux. La seule leçon que l'histoire nous enseigne sur le sujet, c'est que les prévisionnistes se trompent toujours, ce qui n'empêche pas les commentateurs d'y croire aveuglément.