J'ai eu dans la journée une conversation sur twitter avec Nassim Taleb, (oui, celui-là)à propos d'un appendice technique de son prochain livre, mis en ligne récemment. Celle-ci faisait suite à une autre conversation, il y a quelques jours, entre Taleb et Daniel Davies, que vous pourrez retrouver ici. Le sujet : la façon dont Taleb illustre son propos avec le modèle ricardien d'avantage comparatif. Explication de texte.
Le tableau suivant illustre le modèle ricardien de base (pays et chiffres ne doivent pas être pris à la lettre, mais ne sont que des illustrations):
Nombre d’heures pour produire |
Chemise |
Voiture |
France |
2 |
20 |
Allemagne |
1 |
5 |
France et Allemagne disposent de 100 heures de travail chacune.
L'Allemagne est plus productive que la France pour les chemises et les voitures : il lui faut moins d'heures pour produire les deux. Mais, on constate que :
En France, pour produire une voiture, on doit renoncer à 10 chemises; pour produire une chemise, on doit renoncer à 1/10ième de voiture.
En Allemagne, pour produire une voiture, on doit renoncer à 5 chemises; pour produire une chemise à 1/5eme de voiture.
Donc, en France, les voitures sont chères, plus chères qu'en Allemagne. Et en Allemagne, les chemises sont chères, plus chères qu'en France. Si les deux pays peuvent échanger, alors la France peut soit fabriquer des voitures, soit fabriquer des chemises et les échanger contre des voitures allemandes. Quel sera le prix d'échange? Il sera compris entre les coûts dans les deux pays. Si une voiture allemande coûte plus que 10 chemises, alors il sera plus avantageux pour la France de fabriquer ses propres voitures. Si la vente d'une voiture allemande rapporte moins que 5 chemises, les allemands préféreront produire eux même leurs chemises, qui seront moins chères.
L'échange doit donc s'effectuer à un prix de la voiture allemande compris entre 5 et 10 chemises, pour pouvoir avoir lieu. Imaginons que le prix soit de 8; pour les français qui veulent avoir une voiture, il vaut mieux travailler 16h, fabriquer 8 chemises, et avoir une voiture, plutôt que travailler 20h pour le même résultat. Pour les allemands, avec 5h de travail, ils peuvent produire une voiture vendue en France contre 8 chemises, et avoir en 5h ce qui leur aurait nécessité 8h en temps normal.
La recommandation du modèle ricardien est donc la suivante: la spécialisation et l'échange permettent de produire plus efficacement, et de consommer plus pour moins cher.
Comment est déterminé le prix, et le degré de spécialisation? Pour cela, il faut poser des hypothèses supplémentaires sur la demande de voitures et de chemises dans chaque pays. Mais un fait demeure: le prix sera, forcément, entre 5 et 10, et ces valeurs sont déterminées par la structure des coûts de production dans chaque pays.
Taleb veut tester la robustesse du modèle à des chocs aléatoires divers. Que se passe-t-il si le prix mondial du produit s'effondre, parce que la demande de chemise devient d'un coup très faible? Le modèle est, face à ce choc de demande, robuste: la France doit toujours se spécialiser dans la chemise, l'Allemagne dans la voiture, le prix de la voiture allemande sera toujours compris entre 5 et 10. La préconisation du modèle demeure: la spécialisation et l'échange améliorent la situation. Par contre, cela rendra sans doute la voiture plus chère, en termes de chemises. Le prix peut par exemple passer de 8 à 9.5; mais il ne peut pas aller au delà de 10, car cela conduirait les français à préférer produire eux mêmes leurs chemises. Le degré de spécialisation peut aussi diminuer.
Autre choc : les techniques de production changent. Imaginons par exemple que la productivité explose dans l'automobile française et qu'il faille désormais 2h pour produire une voiture en France. La spécialisation s'inverse : l'Allemagne doit produire des chemises et la France des voitures. Taleb dit donc que la préconisation du modèle ricardien n'est pas robuste : si l'Allemagne avait cru se spécialiser dans la voiture, elle doit désormais tout changer et faire des chemises.
C'est exact mais ce n'est pas un problème du modèle ricardien, qui se borne à montrer qu'il y a toujours, quelles que soient les circonstances, quelles que soient les valeurs des productivités dans les différents pays, une organisation de la production avantageuse pour les deux pays avec la spécialisation et l'échange. Donc sa préconisation centrale reste la même: spécialisation et échange.
Taleb considère que le modèle est pris en faute car un planificateur central qui s'appuierait sur le tableau ci-dessus et lancerait la construction de nombreuses usines automobiles en Allemagne pour rien risquerait de laisser le pays dans une spécialisation peu avantageuse si la productivité change en France. Mais la recommandation du modèle ricardien à un planificateur central n'est pas "produisez ceci ou cela" : c'est "libéralisez vos échanges et laissez le mécanisme des prix déterminer votre spécialisation, ce sera forcément plus avantageux que l'autarcie".
Cette préconisation a été testée pour sa robustesse sous toutes ses formes depuis deux siècles. Ceux que cela intéresse peuvent aller lire l'histoire du stress-test dans "Against the Tide" de Douglas Irwin. Ils verront que cela a été particulièrement approfondi.
Le problème décrit par Taleb dans son appendice n'est pas un problème du modèle ricardien ou de sa lecture par les économistes, qui ont oublié de tester sa robustesse face aux chocs aléatoires. Le problème décrit par Taleb est un problème d'irréversibilités de production. Effectivement, si l'ouvrier allemand ne peut pas facilement se reconvertir dans la chemise et que se produit le choc décrit ci-dessus, le modèle ricardien a un problème. Mais notez que cela n'a rien à voir avec le modèle ricardien. Si Robinson sur son île passe une semaine à apprendre où sont situés tous les cocotiers, mais qu'il se casse le bras et ne peut soudain plus y grimper, son investissement en capital humain (la connaissance des cocotiers) devient d'un seul coup inutile. s'il a pour apprendre tout cela renoncé à manger pendant trois jours, il va souffrir de la faim, plus que s'il s'était abstenu de faire ce calcul. C'est un problème général mais qui semble un peu tautologique : effectivement, faire des choix irréversibles dans un contexte très aléatoire est souvent source de problèmes. que doit-on en conclure exactement? quel rapport avec le modèle ricardien et ses préconisations?
Si le travail ne peut pas se déplacer d'un secteur à un autre facilement, il n'y aura tout simplement pas de spécialisation possible au départ : le problème revient donc à imaginer que les heures de travail ne peuvent être allouées qu'une fois et sont ensuite gelées. Le problème décrit par Taleb ici est donc soit un problème qui ne peut pas survenir - des fluctuations majeures des prix - soit un problème qui n'est pas spécifique au modèle ricardien et qui devrait, pour le moins, être précisé : quelle est la nature exacte des irréversibilités de production? Quelle est leur forme exacte? Cet aspect est bien plus important que la question d'éventuels chocs stochastiques que le modèle ricardien prend en compte, sous forme de statique comparative.
Taleb est sur ce plan peu précis. Il décrit, citant l'exemple de Samuelson, que peu d'avocats font du secrétariat, mais c'est inexact: de nombreux avocats font du secrétariat - le leur. Imaginez un avocat qui travaille dans un cabinet disposant d'un secrétariat: il se spécialise dans son métier d'avocat. S'il quitte le cabinet (suite à un divorce, pour prendre un exemple de tail risk à la taleb) et se met à son compte, soudain, il va devoir taper ses lettres lui-même : sa spécialisation antérieure n'est pas un problème car recommencer à taper à la machine n'est pas difficile.
Par contre, si on considère l'Irlande victime de la maladie de la pomme de terre au 19ième, l'irréversibilité est bien plus grande : on ne change pas la production de terres agricoles comme cela, et entretemps, c'est la famine. Ce sont ces processus qui doivent être analysés: Sans modélisation précise de la nature des irréversibilités, on ne va nulle part.
Fin du post cryptique. La prochaine fois, promis, un sujet concret.