Des décennies que le correspondant de France 2 suit le conflit israélo-palestinien. Aujourd’hui, il observe la descente aux enfers des deux sociétés. Lisez son entretien avant la diffusion du documentaire "Les Années de sang", ce soir sur France 2 à 23h.
Salut, c’est Charles ! A Paris, sur le répondeur du portable, et un peu plus tard, lorsqu’il vous accueille à Jérusalem, la voix est la même, familière entre toutes : c’est ce timbre clair et impassible, d’une imperturbable neutralité, que depuis près de trente ans il oppose sur la 2 aux plus tragiques événements qu’a fait naître cette terre d’Israël et de Palestine. Sur lui-même, n’attendez pas de Charles Enderlin qu’il livre davantage que le peu déjà arraché par d’autres : ses parents, juifs autrichiens réfugiés en Lorraine après l’Anschluss ; sa passion pour Theodor Herzl, théoricien du sionisme, laïc convaincu ; sa venue en Israël en 1968, six mois de kibboutz, puis la radio israélienne « un peu par hasard », puis France 2, encore et toujours. Sur son travail, en revanche, Charles Enderlin est intarissable : son travail, c’est-à-dire les autres, ces dizaines d’interlocuteurs des deux bords dont il a su obtenir et garder la confiance ; et, au-delà, toutes les victimes de cet interminable conflit, pour lesquelles on devine chez lui la même empathie. C’est la raison pour laquelle, un jour, il s’est senti un peu à l’étroit dans les « deux minutes » qu’il cisèle pour les JT de la 2. Après la biographie d’un terroriste devenu Premier ministre et timide artisan de la paix – Yitzhak Shamir –, parue en 1991 (éd. Olivier Orban, épuisée), puis le récit de soixante ans d’histoire israélo-arabe en 1997 (éd. Stock), il a livré en 2002 avec Dan Setton son extraordinaire Rêve brisé, livre et documentaire, sur les années qui ont suivi l’assassinat de Rabin jusqu’à l’échec du sommet de Camp David. Aujourd’hui, dans son film Les Années de sang, il consigne avec la même rigueur les microévénements des six dernières années, rapporteur d’un conflit qui a déserté le champ de la diplomatie pour l’unique terrain de la violence. De cette violence,
Charles Enderlin veut encore rendre compte, témoin au jour le jour d’une histoire qui peine à sortir de la tragédie.
Au moment où France 2 diffuse votre nouveau film, bizarrement, voilà que resurgit l’affaire du petit Mohamed Al Dura, dont votre cameraman palestinien avait filmé la mort sous les balles israéliennes, à Gaza le 30 septembre 2000...
Elle resurgit en France, pas en Israël ! C’est une campagne de diffamation franco-française, avec à l’arrière-plan des groupes de pression américains, dont la Ligue de défense juive, une organisation interdite en Israël car considérée comme terroriste. L’affaire resurgit, car j’ai ce film qui sort, bientôt suivi d’un livre, mais surtout parce que le 19 octobre sera rendu le jugement du procès que France 2 a intenté à Media-Ratings, un lobby qui « évalue » les médias. Après avoir prétendu que le petit Mohamed avait été tué par les Palestiniens, voilà des gens qui vous expliquent qu’il n’est pas mort et que nous avons filmé une mise en scène destinée à déclencher l’Intifada. Certains affirment même qu’il a été vu récemment achetant des tomates à Gaza...
L’affaire n’a jamais eu aucun impact en Israël ?
En 2002, j’ai reçu des menaces de mort émanant de quelques extrémistes, et de francophones installés en Israël. Sur décision de la police, il a fallu renforcer la sécurité de ma famille, des vigiles ont fait le tour de la maison pendant près d’un an. Mais côté autorités, jamais le moindre problème ! Pour cette affaire comme pour le reste de mon travail. Tout simplement parce que les faits tels que je les montre sont indiscutables. D’autres chaînes ont eu par le passé de sérieux ennuis. La BBC a été boycottée par les autorités israéliennes à plusieurs reprises, le chef du bureau s’est même vu refuser l’entrée dans le pays. CNN a été aussi très critiquée. France 2 n’a jamais eu la moindre difficulté, on a accès à tout le monde. Nous avons eu les interviews que nous voulions avec Ariel Sharon, et le jour où je voudrai faire quelque chose avec Ehud Olmert, cela se fera. Israël est une démocratie...
Il n’y a finalement qu’en France que votre travail a été contesté...
Oui, par quelques membres de la communauté juive, d’autres probablement musulmans, ou des gens qui n’aiment pas ce que je fais. Certains voudraient que j’emploie le langage de leur camp. Dire par exemple « Judée-Samarie » au lieu de « Cisjordanie ». Moi, j’utilise le langage que la presse utilise, qui est celui des Nations unies. A l’opposé, d’autres me reprochent de ne parler de terrorisme que pour les attaques palestiniennes contre les civils. Reprenons la définition du dictionnaire. Le terrorisme, ce sont des actes de violence commis par des organisations contre des populations civiles à des fins politiques. Donc des attaques perpétrées par des mouvements et non par des Etats. Il est vrai que le terme est employé à tort et à travers. En 1945, le général britannique qui commandait les forces d’occupation de la Palestine interdisait qu’on qualifie le groupe Stern, dont l’un des dirigeants était Yitzhak Shamir, de terroriste, car les terroristes, disait-il, ont une vision politique.
Pour lui, ces activistes juifs étaient des tueurs.
En 2002, vous évoquiez une situation très tendue entre l’armée israélienne et les journalistes. Et aujourd’hui ?
Les choses se sont améliorées, mais restent compliquées. Avant le début de l’Intifada, l’armée israélienne a mis au point un concept qu’elle appelle la « bataille pour la perception ». Lorsque des images ne lui plaisent pas, l’armée leur fait la guerre. Cela a été le cas avec l’obus qui a explosé sur une plage de Gaza, tuant une famille palestinienne. La bataille pour la perception consiste à mettre en doute la véracité de l’image : ce que vous voyez ne correspond pas à la réalité, c’est faux, ou nous ne sommes pas sûrs... Lorsqu’il n’y a pas d’image, en revanche, pas de problème. Quelque temps après le drame sur cette plage, un missile est tombé sur une maison, tuant toute une famille de Gaza. Il n’y avait pas d’images, l’armée a reconnu et présenté ses regrets.
C’est efficace, cette bataille pour la perception ?
Les Israéliens n’ont pas compris que, pour bien communiquer, il faut être crédible. C’est une chose que de parvenir à mettre en doute une image, c’en est une autre que d’arriver à être crédible, pas seulement vis-à-vis de quelques communautés, mais du grand public, partout dans le monde. Il faudrait pour cela qu’Israël cesse de considérer les médias comme systématiquement hostiles. Lors de la première Intifada, des Palestiniens s’étaient fait tabasser par des soldats sur une colline près de Naplouse. Ces images étaient très dures, les soldats avaient été arrêtés par la police militaire, les officiers étaient venus dire devant une caméra : ceci est contraire à l’éthique de notre armée. A ce moment-là, l’armée israélienne était crédible. Mais cela n’arrive plus que rarement.
Travailler à Gaza doit être aujourd’hui très compliqué.
J’ai fait régulièrement des interviews de responsables du Hamas. Ils savent qui je suis, que je suis juif, que j’habite Israël depuis longtemps, et mes commentaires ne leur plaisent pas toujours. Je n’ai jamais eu de problèmes avec eux. Maintenant, il y a un réel danger à se rendre à Gaza, et nous n’y allons plus pour l’instant. Je suis informé de la situation par Talal, notre correspondant Talal Abou Rahmé est le cameraman qui avait filmé la mort du petit Mohamed, NDLR. Comme toutes les grandes chaînes, France 2 travaille avec des correspondants locaux sans qui l’information n’existerait pas. En cela, la situation n’est pas différente de ce qu’elle est partout dans le monde, et notamment dans les régions françaises...
Vous acceptez de rencontrer tout le monde, même des gens qui ont commis des attentats ?
Rencontrer des gens qui attaquent les Israéliens, oui, je vais les voir, j’en ai filmé. Je pense que ça fait partie du travail. Ce que je refuse, c’est de filmer des violences commises pour la caméra. On m’a proposé de filmer des exécutions de Palestiniens accusés de collaboration avec Israël. C’est hors de question.
Ces six dernières années ont été pour vous « les années de sang », titre de votre nouveau film. Comment en est-on arrivé là ?
Dans Le Rêve brisé, mes interviews d’hommes politiques et de diplomates constituaient le socle du récit. Mais aujourd’hui, il n’y a plus d’histoire, plus de diplomatie ! Interroger le énième médiateur, ou le dirigeant qui nous raconte que c’est l’autre qui est responsable de cette situation catastrophique, n’aurait pas fait un film. Alors on a choisi de montrer la descente aux enfers des deux sociétés. La rue à Jérusalem, la peur sur le visage des gens qui attendent le bus ; la désintégration de la société palestinienne, les arrestations, les barrages, la construction du mur...
Puis, il y a eu la disparition d’Arafat, le retrait de Gaza, l’accident cérébral de Sharon, et les langues se sont déliées. On n’est pas allé voir les politiques mais les chefs de cabinet ou les responsables des services secrets. Le principe, c’était d’obtenir de chacun une critique de son propre camp. Par exemple, au début des Années de sang, vous verrez un général israélien se demander si les gigantesques préparatifs de l’armée après l’échec de Camp David n’ont pas favorisé le déclenchement de la révolte palestinienne au lendemain de la visite de Sharon sur le mont du Temple…
Vous étiez en train de terminer votre film lorsque la guerre du Liban a surgi...
Nous n’avons eu qu’à changer la fin, car cette guerre s’inscrivait dans ce que nous décrivons : la montée de l’islamisme, la politique unilatérale d’Israël. Aujourd’hui, les Israéliens sont groggy. Il y a une crise militaire, politique, économique, morale. Ce pays a changé. On a, d’un côté, les nouveaux milliardaires, de l’autre des couches moyennes qui s’appauvrissent, des immigrants qui ont du mal à démarrer, des vieux qui n’ont plus de retraite. C’est le résultat de la politique libérale, sous l’influence des néoconservateurs, menée par Netanyahou, ministre des Finances de Sharon en 2002-2003. L’an dernier, pour le repas traditionnel de Pâques, quatre-vingts personnes s’étaient inscrites à la soupe populaire qui se trouve à côté de mon bureau, cette année, elles étaient deux cent cinquante. Mais ce n’est évidemment pas comparable avec ce que vivent les Palestiniens. A Gaza, les gens sont en train de devenir fous. Six heures d’électricité par jour. Comment garder la nourriture dans un frigo ? C’est une société écrasée, avec un taux de chômage terrible, des enfants malnutris. Et le mouvement national palestinien a perdu les élections face au Hamas, ennemi de l’idée d’un état laïque et démocratique.
Comment la société israélienne vit-elle cet effondrement ?
Dans l’ignorance volontaire, on ne veut pas y penser. Et puis les Palestiniens ne sont plus là, on ne les voit pas. Quelques journalistes israéliens très courageux, Amira Haas, Gideon Lévy, Danny Rubinstein, tous trois de Haaretz, Shlomo Arad, de la chaîne 10, continuent d’aller sur place. Mais ça n’intéresse pas. La gauche est plus divisée que jamais, presque marginale. J’étais aux obsèques du fils de l’écrivain David Grossman tué en août dernier, NDLR, il y avait deux mille personnes, on entendait juste la petite sœur pleurer, les gens avaient les larmes aux yeux, ils ne se parlaient pas.
Et vous, comment vivez-vous cela, après trente ans de journalisme, et autant d’années de conflit ?
Filmer des morts et des blessés, cela finit par peser. Lors des grandes périodes d’attentats, les équipes israéliennes du bureau qui filmaient non seulement les corps déchiquetés, mais également les obsèques, ont fini par demander à voir des psychologues. Moi, je crois qu’avec le temps je me suis fait une peau d’éléphant. J’essaie de regarder la catastrophe ambiante du plus haut possible, en essayant de me détacher. On se dit, finalement, ça ne me concerne pas personnellement, je suis avant tout journaliste. Dans la communauté juive de France, on m’a reproché de faire des sujets comme si je n’étais pas personnellement impliqué. Mais c’est un élément fondamental du travail. Et un réflexe de survie.
Quels obstacles rencontrez-vous aujourd’hui dans votre travail ?
C’est terrible, mais une certaine fatigue des rédactions à recevoir constamment les mêmes images, à parler du même problème. Au mois d’août, soixante-dix Palestiniens ont été tués à Gaza, selon l’ONG israélienne Betselem, la moitié étaient des civils. Il n’y a rien de nouveau, finalement, à part ce bilan désolant du quotidien. Après l’enlèvement du soldat à Gaza, le 25 juin, j’ai fait deux sujets sur la vie quotidienne : les problèmes d’eau, de nourriture ; à la suite du bombardement de la centrale électrique, et la pénurie de médicaments dans un hôpital, du fait du boycott. Mais bon, combien de fois peut-on couvrir les coupures d’électricité ou les pénuries de médicaments ? Ça commence à être un conflit oublié.
Le plus éprouvant n’est-il pas que la violence est repartie chaque fois qu’on croyait la paix possible ?
J’ai le souvenir de périodes extraordinaires où je pouvais inviter chez moi, à Jérusalem, des amis palestiniens et israéliens, et chacun pouvait rentrer chez soi sans encombre. C’était la période faste du processus, on allait se promener avec les enfants à Bethléem sans difficulté. Ça c’est fini, et c’est un vrai crève-cœur.
Vous êtes venu en Israël nourri des écrits de Theodor Herzl. Que reste-t-il de cet idéal sioniste ?
Israël n’est certainement pas l’Etat juif tel que le fondateur du sionisme le rêvait. Herzl parlait d’un Etat idéal où les rabbins resteraient dans les synagogues et les généraux dans les casernes. Or de nombreux rabbins sont dans la politique, et les généraux ne font souvent presque que ça. Mais Herzl, qui avait de l’humour, avait dit aussi : « Ne faites pas de bêtises quand je serai mort. »
Je ne suis pas certain que les fondateurs d’Israël n’aient pas fait de bêtises... Et dans un Proche-Orient où l’absence de laïcité est de plus en plus problématique, je me sens plus que jamais attaché à la France, car tout en étant profondément de tradition et de culture juives, la laïcité est pour moi fondamentale. La montée des extrémismes religieux est une des raisons pour lesquelles il faut conclure le plus rapidement possible un accord avec les Palestiniens.
Vous voyez une issue ?
Jusqu’à présent, il n’y a pas de Palestiniens au sein d’al-Qaida. Dès 1994, des dirigeants du Hamas, de retour d’une conférence islamique à Khartoum, m’avaient raconté qu’une organisation saoudienne leur avait demandé de participer à une grande guerre contre l’Amérique et qu’ils avaient refusé. Je leur ai demandé si c’était Ben Laden, ils m’ont dit oui… Le Hamas mène un combat local et n’apprécie pas le soutien d’al-Qaida. Mais est-ce que ça va durer ? On parle d’un début de cellule à Gaza. Tôt ou tard, de jeunes Palestiniens basculeront. La déstabilisation des régimes modérés de la région, Egypte et Jordanie, suivra. La communauté internationale n’a jamais fait les efforts qu’il fallait pour amener Palestiniens et Israéliens à négocier. On peut l’accuser de non-assistance à nations en danger. Si l’on veut éviter les catastrophes futures, il est grand temps que ça change...
Propos recueillis par Vincent Remy