la Critique du Monde - 26 octobre 2002
Charles Enderlin, Dan Setton et Tor Ben Mayor retracent sept ans de négociations israélo-palestiniennes (1995-2001). « Le Rêve brisé », un documentaire en deux volets diffusé dimanche 3 et lundi 4 novembre sur France 2. Captivant comme un thriller.
Comme si... Comme si l’on ne connaissait pas déjà l’intrigue, ni la fin tragique de cette histoire. Comme si les affrontements sanglants actuels entre Palestiniens et Israéliens n’étaient qu’un cauchemar passager. Avec « Le Rêve brisé », documentaire magistral en deux épisodes retraçant six ans de négociations israélo-palestiniennes, Charles Enderlin et ses réalisateurs, Dan Setton et Tor Ben Mayor, ne réussissent pas seulement un formidable thriller politique. Ils parviennent presque à nous convaincre que, peut-être, l’issue de cette histoire-là eût pu être différente. Telle est l’impression qui domine après presque trois heures de projection, durant lesquelles, à l’exception de Bill Clinton, s’expriment, souvent en temps réel, tous les protagonistes du drame : les Israéliens Pérès, Nétanyahou et Barak ; Arafat et ses négociateurs ; les responsables des services spéciaux des deux camps et les principaux intervenants américains sur ce dossier.
Correspondant de France 2 en Israël, Enderlin a suivi tous les pourparlers, officiels ou secrets, depuis l’accord d’Oslo de reconnaissance mutuelle entre Israël et les Palestiniens, en août 1993, jusqu’aux lendemains du sommet de Camp David (juillet 2000), qui fit basculer le « processus de paix ». Certains critiqueront le choix des premières images. Pourquoi commencer par l’enterrement du premier ministre israélien Yitzhak Rabin, abattu par un ultranationaliste, en novembre 1995, et non par Oslo ? « Pour montrer, explique l’auteur, que presque tous les dirigeants arabes étaient là, sur le mont Herzl, lieu le plus symbolique du sionisme. Jamais Israël n’avait été si proche d’être accepté parle monde arabe. » De cet instant unique, cinq ans après, il ne restera à peu près rien.
Qui a « gâché » la paix ? Enderlin laisse le spectateur en décider, sans rien cacher - c’est ce qui rend son film profondément honnête - des faiblesses et des obsessions de protagonistes, sont il dresse des portraits saisissants et recueille des témoignages étonnamment éclairants. Le téléspectateurs « pro-israélien » trouvera dans « Le Rêve brisé » matière à renforcer ses certitudes. Dans ces images d’Arafat répétant qu’aucune pierre n’a jamais été trouvée attestant l’existence d’un temple juif sous l’esplanade des Mosquées, il verra la démonstration du refus du raïs de parvenir à un compromis sur Jérusalem, ou, pire, de son refus fondamental d’Israël. Son alter ego « pro-palestinien », lui, aura cent occasions de se convaincre de la responsabilité des dirigeants israéliens. Avec un Benyamin Nétanyahou en menteur invétéré et un Ehoud Barak dont on ne sait s’il est foncièrement manipulateur ou seulement inconséquent - l’un et l’autre, pour des motifs différents, tournant le dos à la logique d’Oslo et refusant d’appliqués les accords signés.
Le téléspectateur moins engagé, lui, verra la description chronologique la plus honnête possible, fourmillant de mille détails significatifs, d’une négociation âpre, avec ses heurts et ses erreurs, ses incompréhension et ses moments d’émotions partagées ; avec les limites trop humaines, aussi, de négociateurs habités par leur mystique nationale.
Moins sévère aujourd’hui pour ses interlocuteurs qu’au lendemain de Camp David, l’Israélien Shlomo Ben Ami conclut que l’échec tient, d’abord, à « l’incapacité de chaque partie d’accepter les mythes essentiels de l’autre ».
Reste que Charles Enderlin met surtout à mal non pas la volonté des Palestiniens, ou d’Israël, de parvenir à la paix - sur ce plan, la différence entre Nétanyahou et Barak apparaît gigantesque -, mais l’argumentaire post-Camp David de l’Etat juif. Le documentaire fini, il ne reste en effet que la thèse, sans cesse invoquée depuis par les Israéliens, selon laquelle ils ont « fait une offre généreuse que les Palestiniens ont rejetée ». La réalité est, évidemment, beaucoup plus nuancée, sinon inverse. Certes, Ehoud Barak a « offert » alors plus qu’aucun premier ministre israélien avant lui, mais les deux camps ont fait des concessions. Et Enderlin montre combien, dès le départ, les Israéliens imposent à loisir les règles du jeu de la négociation - ne se privant pas d’en changer quand bon leur semble. Scène saisissante où le porte-parole d’Ehoud Barak mime son chef, à la veille de Camp David, tenant un crayon droit au-dessus de sa paume et s’exclamant : Soit le pieu de paix s’enfoncera profondément, soit je le lâche, et il tombera. » Il tombe le 29 septembre 2000, lorsque la police israélienne tire et tue sept Palestiniens désarmés, et blesse plus de cent civils, sur l’esplanade des Mosquées. « Une erreur », admet le ministre de la sécurité intérieure d’alors, Shlomo Ben Ami - contrairement à ce qu’il déclara à l’époque.
S’il fallait absolument émettre une critique, s’est Dennis Ross, le médiateur américain, qui nous la fournirait. A posteriori, il a cette lucidité : « Si c’était à refaire, je ne laisserai pas s’installer un tel écart entre la réalité du terrain et la table de négociations. » « Le Rêve brisé » se focalise, lui aussi, presque uniquement sur les aspects diplomatiques. L’impact des attentats sur les Israéliens, celui de la colonisation sur les Palestiniens sont bien évoqués, mais, pour comprendre la déflagration finale, il eût été utile de rappeler la détérioration de la vie quotidienne et la frustration croissante des Palestiniens sous le joug d’une occupation militaire paradoxalement plus prégnante à mesure qu’avance le processus de paix. Ainsi s’explique, en grande partie, l’explosion palestinienne, lorsque s’évanouit la perspective sans cesse repoussée de l’Etat indépendant. Une explosion à laquelle chaque camp se préparait, en prévision d’un échec possible des négociations.
« Arafat et Barak voulaient tous deux la paix »
« Le Rêve brisé » n’est pas un documentaire à thèse. Il montre cependant que le tournant de Camp David, contrairement à une autre idée répandue, ne constitua pas la fin du processus. Palestiniens et Israéliens continuèrent à négocier, même après le déclenchement de l’Intifada. Sa principale conclusion est que seul le temps aura manqué. « Arafat et Barak voulaient tous les deux la paix », Charles Enderlin en est convaincu. Le reste n’est que reconstruction historique. Le premier s’est , selon lui, avéré « incapable de comprendre la progression d’une négociation », et le second lui a imposé un « tout ou rien » calamiteux. Quant aux Américains, ils ont compris beaucoup trop tard que, pour aboutir, ils devaient être des acteurs directs de la résolution du conflit, pas seulement des médiateurs. Ainsi Bill Clinton ne présentera ses « paramètres » pour négocier la paix que six mois après Camp David. Aux pourparlers de Taba (janvier 2001), les deux partenaires avanceront alors comme jamais auparavant (démontrant, a contrario, que les propositions « finales » israéliennes de Camp David n’étaient pas si « généreuses »). Mais les élections israéliennes approchent, et les dés sont jetés. Scène surréaliste d’un ultime dîner entre négociateurs, d’une infinie tristesse, un soir de shabbat à Taba, quand, autour d’eux, tout n’est plus que sang et larmes !
Depuis le 29 septembre 2000, 1.940 Palestiniens ont été tués et 35.000 blessés par l’armée israélienne, la police ou les colons, 641 Israéliens sont tombés victimes d’attentats terroristes ou d’attaques armées, et plus de 4.600 ont été blessés. Evoquant l’impatience des Palestiniens devant l’échéance toujours repoussée de la création de leur Etat, Erakat se souvient, dans « Le Rêve brisé », que Simon Pérès lui avait dit, un jour : « Saeb, négocier cinq ans vaut mieux que se tirer dessus cinq minutes. » Et d’ajouter, dans un mouvement d’abattement : « Ils avaient raison. » Sylvain Cypel
« Le Rêve brisé » Dimanche 3 novembre 2002 à 22h (1re partie) et lundi 4 à 22h40 (2e partie suivie d’un débat), France 2.