Vincent Michelot est spécialiste des institutions américaines et ancien directeur de l'Institut d'études politiques de Lyon. Il partage son temps entre l'université de Virginie à Charlottesville et la France, où il enseigne la politique et les relations France/États-Unis. Il nous donne son ressenti à la suite des récentes manifestations qui ont opposé des suprémacistes blancs à des protestants antiracistes à Charlottesville.
Au moment des manifestations à Charlottesville, vous étiez en France. Avez-vous été surpris par la tournure des événements ?
M. V. : Ce n'est pas la première fois que le campus connaît des mouvements d'opposition, mais d'ordinaire ils sont beaucoup plus pacifiques. Le niveau de violence démontré le 12 aout dernier est sans précédent.
La venue de Tom Garrett (représentant républicain de la 5ème circonscription de Virginie), le 31 mars dernier, avait entraîné une grande mobilisation de la part des étudiants. Des membres de Black Lives Matter et autres organisations antiracistes ou progressistes du campus avaient fait irruption pendant le discours du politique, en déployant une banderole sur laquelle on pouvait lire : "No Dialogue With White Supremacy" ("Pas de dialogue avec la suprématie blanche" en français). Face à eux, il y avait des miliciens habillés en treillis militaire et munis d'armes de poing. C'était frappant une telle démonstration sur un campus universitaire.
La dernière manifestation de Charlottesville m'a laissé une forme de blessure profonde et un traumatisme. J'ai des valeurs qui sont à l'opposé de cette haine mise en scène les 12 et 13 août derniers. Tout ceci est une forme d'insulte à tout ce que je pense être essentiel à la démocratie américaine. Lorsque que l'on voit apparaître les prémices de l'Allemagne nazie dans un lieu qui nous est cher, on se sent sali. Cela a fait naître un désir de mobilisation pour protéger ce lieu auquel je suis humainement très attaché.
Le choix de Charlottesville comme point de rassemblement des idées extrémistes n'est donc pas surprenant ?
M. V. : Charlottesville n'a pas été choisie au hasard. Plusieurs leaders d'extrême droite tels que Richard Spencer et Jason Kessler ont été diplômés de la faculté de Virginie. Cet État incarne la contradiction de ce sud qui change à vitesse croissante. Jusque dans les années 60, cette université était seulement réservée aux étudiants blancs et masculins. C'était le bastion des élites. Peu à peu, l'État est devenu plus progressiste et donc par conséquent moins conservateur.
Le changement de nom du jardin public Emancipation park, anciennement baptisé Lee Park, et plus récemment le déboulonnement de la statue de Robert E Lee étaient des occasions parfaites pour les groupuscules racistes d'attirer l'attention. En organisant la manifestation à Charlottesville, ils savaient qu'ils auraient de nombreux opposants et que les médias seraient présents. Ils cherchaient l'affrontement. Ils l'ont eu.
L'intervention de la police a renforcé le discours des groupes d'extrême droite selon lequel leur liberté d'expression a été atteinte. Celle-ci est protégée par le premier amendement de la Constitution américaine mise en place en 1789. Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis, est l'auteur de la Déclaration d'indépendance des États-Unis en 1776, mais également le fondateur de l'université de Virginie en 1819. Manifester sur le campus de la liberté d'expression a donc une dimension hautement symbolique. Malmenés, les extrémistes ont promis qu'ils reviendraient. Ils le feront j'en suis sûr.
Quelle est la différence entre les conceptions françaises et américaines de la liberté d'expression au sein de l'espace public ?
M. V. : Au États-Unis, il existe depuis sa ratification en 1791, un débat passionnant sur la signification du Premier amendement et le type de discours qu'il protège. De manière très simple, il faut faire la distinction entre discours et incitation à la haine ou à la violence. On peut dire ouvertement son mépris pour tel groupe de personnes, telle religion ou culture, mais l'appel au meurtre ou à la violence n'est évidemment pas protégé. Tout n'est donc pas permis, mais il y a une plus grande tolérance qu'en France. Aux États-Unis, nos lois mémorielles, antinégationnistes seraient frappées d'inconstitutionnalité car elles seraient contraires au Premier amendement.
La police française dispose d'une marge de manoeuvre beaucoup plus forte pour interdire ce genre de manifestations (comme celles de Charlottesville, ndlr) et réprimer des actes violents. Dans l'état actuel du droit français, on n'entendra jamais des manifestants d'extrême droite scander ouvertement des slogans antisémites ou racistes.
Comment imaginez-vous l'avenir sur le campus après le passage des suprémacistes ?
M. V. : À l'université de Virginie, on a longtemps eu le sentiment de vivre dans une espèce de bulle protégée des agressions les plus violentes de la société, ce qui était normal dans une communauté universitaire très fortement éduquée. Les 12-13 août représentent donc l'irruption dans cette communauté de tout ce qu'elle abhorre et combat.
Paradoxalement, les événements sont plutôt rassembleurs pour la communauté. Avant les 12-13 août, celle-ci était divisée sur le fait de savoir si la manifestation aurait dû être interdite, si la municipalité avait fait assez pour l'empêcher ou en limiter le danger. Aujourd'hui ces débats continuent avec plus d'acuité entre tenants de l'absolutisme du Premier Amendement et ceux qui estiment que la protection de la liberté d'expression ne s’applique pas aux groupes violents.
Les heurts ont sans aucun doute provoqué ou accentué une prise de conscience sur plusieurs questions politiques. Depuis l'élection de Donald Trump, le campus est devenu en partie un lieu de résistance où la nécessité de transmettre les valeurs démocratiques ou de les inculquer s'avère être vitale et urgente. On le voit en particulier dans la protection des minorités (raciales, religieuses, sexuelles, nationales...) qui semblent particulièrement menacées.
Yelen Bonhomme-Allard