Adopte un Fort

Le gouvernement indien propose d’adopter une centaine de sites historiques. Le Fort Rouge, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, est le premier à avoir trouvé preneur le 9 avril, déclenchant la colère des historiens.

4 millions d’euros. C’est la somme déboursée par le groupe Dalmia pour “adopter” le Fort Rouge à New Delhi pendant cinq ans, et devenir un Monument Mitra (“un ami des monuments” en hindi). L’entreprise devient gérante de ce monument emblématique de la capitale indienne. Dalmia touchera les frais d’entrée, et se chargera en échange d’entretenir et de moderniser le site. La marque de l’entreprise sera apposée sur toutes les nouvelles installations, et sur les souvenirs vendus aux touristes.

Un scandale pour de nombreux historiens, qui considèrent que la conservation d’un monument aussi important pour l’Inde ne devrait incomber qu’à l’État. Le Fort Rouge est un emblème de notre pays, l’emblème de notre liberté, s’agace Amita Paliwal, professeure d’histoire à l’université de Delhi. Ça n’a pas de sens qu’une entreprise puisse y associer son nom !”

Le jour de l’indépendance de l’Inde, le 15 août 1947, le Premier ministre Jawarhal Nehru a hissé le drapeau indien en haut des murs en grès rouge, qui datent du XVIIe siècle. Depuis, chaque année, le Premier ministre en place prononce un discours au même endroit, pour célébrer la fête nationale indienne. Lal Qila (le nom Hindi du Fort) a été construit à partir de 1638 par Shahjanabad, l’empereur Moghol qui fit aussi ériger le Taj Mahal. Le site s’étend sur plus de 100 hectares. Résidence de la dynastie Moghole jusqu’en 1836, le Fort Rouge est occupé par les Britanniques jusqu’en 1947.

Des soldes sur le patrimoine national ?

 

“Le gouvernement a gagné 250 millions de roupies [4 millions d’euros] en vendant le Fort Rouge à Dalmia, certes, poursuit Anita Paliwal. Mais cet argent va juste aller dans les caisses de l’État, et ne servira pas à l’entretien du site.”  Comme Anita Paliwal, de nombreux historiens se dressent contre ce projet. Le Fort a été classé au patrimoine mondial de l’Unesco en 2007, et pour eux, cette classification devrait exclure toute ingérence du secteur privé dans l’entretien du Fort Rouge (voir Tweet).

"La différence est énorme entre l'adoption d'un haveli [les maisons traditionnelles de New Delhi] et celle du Fort Rouge lui-même. Les monuments classés au patrimoine mondial de l'Unesco sont les joyaux d'une nation. On ne peut pas les traiter à la légère. C'est encore plus inquiétant que les entreprises ne puissent pas être tenues responsables d'éventuels dégâts."

Narendra Modi, le Premier ministre de droite nationaliste, avait lancé en septembre le projet Adopt a Heritage (Adoptez un héritage). Le but : que des entreprises privées adoptent une centaine de monuments, comme  le Taj Mahal, le mausolée de Safdarjung, le temple de Sûrya... Le gouvernement affirme n’avoir pas les moyens de moderniser, ou tout simplement d’installer les infrastructures touristiques les plus basiques (signalisation, toilettes, tourniquets aux entrées...) dans ces bâtiments. Certains tombent en ruine, faute de travaux d’entretien et de rénovation. L’intervention du privé pourrait être la solution, mais pas pour les opposants de Modi, qui dénoncent une trahison à la nation indienne.

"Fort Rouge : New Delhi; 

Prix de l'entrée pour les Indiens : 35 roupies

Prix de l'entrée pour les étrangers : 500 roupies

Revenu annuel total : 70 millions de roupies

Vendu pour 50 millions de roupies à Dalmia Bharat Ltd."

 

"Un gouvernement qui dépense 37 millions et demi de roupies rien que sur la publicité, met le Fort Rouge à la location pour la somme ridicule de 50 millions de roupies par an. Les voyoux qui ne se sont jamais battus pour l'indépendance louent aujourd'hui l'endroit même où nôtre combat pour l'indépendance a commencé.
De quel nationalisme parlons-nous ?"

Si on livre le Fort Rouge, le symble de la fierté de notre pays à une entreprise privée pour qu'elle le gère, peut-on prétendre gérer le pays ? La décision sera-t-elle suivie par le Parlement ?

Dans les rues de Delhi, un dicton professe : “Qui contrôle le Fort Rouge, contrôle toute l’Inde”. À un an des élections générales du pays, les opposants du Premier ministre espèrent sûrement y voir un présage.

 

Lou Kisiela