L'Inde vers l'indépendance... littéraire

L'affaire est en train de semer la discorde dans les cercles littéraires indiens. Le petit monde de l'édition, d'ordinaire si policé, s'entre-déchire ouvertement, à la une des journaux et des magazines.

Et pourtant, la fête s'annonçait belle...

Alors que New Delhi fêtait ses 100 ans, que le pays célébrait la République indienne (26 janvier) et que chacun se réjouissait du retour des beaux jours, Jaïpur promettait d'être le coeur de la fête. La ville rose du Rajasthan s'apprêtait à accueillir la 5ème édition du "plus grand festival littéraire d'Asie" : 300 écrivains, des milliers de lecteurs, deux prix Nobel et tout ce que Bollywood compte d'amateurs de littérature (six personnes), sous la direction de l'incontournable William Dalrymple.

L'écrivain écossais allait -- bien malgré lui pour une fois -- se retrouver au coeur d'un tourbillon médiatique. Dalrymple et son festival (dont même la paternité lui est aujourd'hui contestée) seraient... néocolonialistes. L'accusation n'est pas exceptionnelle en Inde, mais elle est cette fois-ci portée avec fougue, tenacité et force arguments par le journaliste indien Haritosh Singh Bal. Surtout, elle s'attaque de front à LA figure dominante de la littérature anglo-saxonne en Inde.

William Dalrymple est plus qu'un auteur à succès. Depuis 25 ans, ses livres se hissent régulièrement au sommet des ventes. Ses écrits fourmillent de petites anecdotes, fruits de ses voyages à travers le sous-continent, qui font le ravissement de certains expatriés, de Britanniques nostalgiques de l'Empire et de bon nombre d'Indiens -- pour la plupart membres de la diaspora.

Dalrymple est aujourd'hui une marque, un label que les édieurs s'arrachent : lorsque les ouvrages du maître-à-penser-l'Inde ne recouvrent pas les étals des libraires, qu'un nouveau venu parvient à se faire une place, son livre est généralement validé par le sceau Dalrymple -- à travers un avant-propos ou une critique élogieuse (voir la couverture du très bon Indian Summer d'Alex Von Tunzelmann). 

Une littérature néocolonialiste ?

Quelle mouche a piqué Haritosh Singh Bal ? D'ordinaire brillant orateur, Dalrymple, comme sonné, a répliqué en traitant son assaillant de "raciste à l'envers" (y aurait-il donc un sens au racisme ?). Ex-mathématicien devenu journaliste, amoureux du contre-pied et polémiste professionnel, le chef du service politique du magazine Open n'est sans doute pas mécontent de l'écho médiatique de sa charge. Jouer sur la fibre nationaliste à quelques jours des célébrations de la République indienne tombait à point nommé.

Accuser les Occidentaux de plaquer des clichés d'un autre âge sur la réalité indienne n'est ni totalement faux, ni totalement original. On ne lui tiendra pas non plus rigueur de recourir lui-même aux clichés lorsqu'il s'attaque à "tous les correspondants de presse étrangère", tant il est vrai que "chaque journaliste étranger qui passe trois ans en Inde (en Afrique ou en Chine) prétend avoir tout compris de ce pays et s'en va avec dans ses bagages un manuscrit qu'il publiera à son retour comme l'ouvrage de référence sur l'Inde (l'Afrique ou la Chine)."

Car le message de Singh Bal tient avant tout en ces mots : "Le fait que Dalrymple écrase notre paysage littéraire n'est pas intéressant en soi ; mais par ce que cela veut dire sur nous-mêmes (Indiens, ndt)". Que le monde de l'édition indienne prête l'oreille, et le Raj littéraire vivra ses dernières heures. Mais il faudra d'abord s'attaquer à ce que Singh Bal dépeint comme "ce travers indien (...), le fait que nous recherchons toujours l'assentiment des Occidentaux, qu'en littérature comme en d'autres choses nous nous réjouissons d'obtenir leur validation".

Car, pour laisser les derniers mots à un auteur du cru -- et non des moindres --, "il en est des conseils comme des médicaments ; les plus amers sont les meilleurs."

PM

PS : et pour lire l'Inde d'aujourd'hui en VO mais souvent en français, quelques auteurs : Khushwant Singh, Vikram Chandra, Suketu Mehta, Aravind Adiga... liste non-exhaustive !