La Documenta 14, un électro-choc artistique face à un monde en décrépitude

Marta Minujín, The Parthenon of Books, 2017,
 acier, livres, et bache en plastique
, Friedrichsplatz, Kassel, Documenta 14, © Roman März

C’est l’événement de l’art contemporain. Tous les cinq ans à Kassel a lieu la Documenta, la plus grande foire d’art contemporain du monde (la précédente a attiré plus de 900 000 visiteurs). Cette année les thèmes développés sont particulièrement sombres et les visiteurs font l'expérience d'une confrontation brutale avec le monde. Réfugiés, capitalisme, dégénérescence du monde... Ce voyage à Kassel n'est pas de tout repos. 

L’objectif d’Arnold Bode, qui a fondé la Documenta en 1955, était de renouer des liens entre l’art allemand et l’art du reste du monde alors que le pays se remettait de la Seconde Guerre mondiale. Le but était aussi de remettre au goût du jour tout cet art allemand disparu, considéré comme « dégénéré » par les nazis. Un lien entre art et politique qui est toujours au centre de la Documenta : ce n’est pas seulement un reflet du monde de l’art mais une invitation à la réflexion sur les enjeux contemporains.

Remettre en cause le statut de l’art et l’état du monde actuel

La Documenta est une épreuve intense où tout se mêle et où l’art se fait porteur de messages socio-politiques. 160 artistes s’y expriment sur 30 différents sites répartis dans la ville. Le curateur polonais Adam Szymczyk est particulièrement engagé et le Tagesspiegel en est parfaitement conscient : « face aux crises globales, face à la direction que prend le néolibéralisme et face à l’émiettement de l’état social, il n’a pas perdu foi en l’art mais en l’impact de la Documenta, alors il lui a prescrit un traitement de choc ainsi qu’aux visiteurs ». Les thématiques abordées sont en effet pour le moins moroses et marquantes.

Le directeur explique qu’il veut « agir dans le temps réel et dans le monde réel » et que le « fascisme ne semble plus si lointain ». Ulrike Knöfel dans le Spiegel ajoute qu’il réalise « une radiographie de l’art contemporain. Il veut en expliciter les failles et les maladies. La pression des cultures indigènes, les séquelles du colonialisme, la crise des réfugiés ».

La symbolique d’Athènes

Cette année la Documenta a la particularité de se dérouler dans deux lieux différents : à Athènes du 8 avril au 16 juillet et à Kassel du 10 juin au 17 septembre. Pour l’un des curateurs de la Documenta, Pierre Bal-Blanc, cela a permis de changer la façon d’appréhender l’art : « déplacer le centre de gravité de la réflexion au sud, cela permet de ne pas toujours penser les choses avec le même point de vue. C’est un acte performatif que de se déplacer au sud. Cela a par conséquent changé la réalisation de Kassel, en étant conçu depuis Athènes ».

Et la capitale grecque n’a pas été choisie par hasard. Nicola Huhn, journaliste et critique d’art au Tagesspiegel, souligne que le slogan de la Documenta est « apprendre d’Athènes ». Une ville « source de conflit », juge-t-elle. « Faire référence à la Grèce endettée ? C’est typique de la Documenta : ses organisateurs jettent déjà le public dans la confusion » ajoute-elle. La Grèce est aussi l'un des pays touchés de plein fouet par la crise des réfugiés : cette thématique est omniprésente dans la Documenta, et le déplacement de la foire d’Athènes à Kassel en est une représentation. « La Documenta, Adam Szymczyk l’a d’abord ouverte dans un lieu où la crise de l’Europe s’est faite le plus ressentir », note la journaliste. Pour Pierre Bal-Blanc, cette double localisation a été une réelle ouverture artistique. « C’est un format d’exposition qui est extrêmement créatif, car les artistes doivent fournir une réponse articulée entre la temporalité et le contexte. Ils ont été très intéressés par ce large spectre que leur offrait la double localisation. Ils ont pu effectuer des œuvres en deux parties, des œuvres différentes », analyse-t-il.

Le Parthénon des livres, l’œuvre majeure de la Documenta

 

The Parthenon of Books de Marta Minujin © AFP

The Parthenon of Books de Marta Minujin © AFP

C’est l’œuvre principale de Kassel : Le Parthénon des livres, réalisée par l’artiste argentine Marta Minujin. L’artiste a construit un édifice aux mêmes proportions que celles du temple à Athènes. L’œuvre a la particularité de se trouver sur la place où se sont déroulés les autodafés nazis, environ 2000 livres y ont été brulés, acte justifié comme une « action contre l’esprit non-allemand ». Une bibliothèque se trouvait aussi sur cette place, qui a pris feu en 1941, 350 000 livres disparaissant alors dans les flammes.

Marta Minujin a récolté tous les livres qui ont été interdits à un moment dans l’Histoire pour en recouvrir sa construction. L’œuvre est le résultat d’une vaste participation citoyenne, puisque les ouvrages ont été récoltés chez des particuliers. L’œuvre d’art prend la forme d’un temple grec, symbole de la démocratie, qui est recouvert de 100 000 livres auparavant interdits, sur la Friedrichsplatz. L’œuvre a déjà été présentée en 1983 en Argentine, mais elle se renouvelle à Kassel grâce à cette nouvelle donation de livres. Pierre Bal-Blanc y voit un « achèvement intéressant d’une idée, qui trouve sa place dans l’espace et dans un temps qui disparaitra comme il est arrivé. Quelque chose qui parle de la liberté et du contraire, de la dictature, ou des contraintes par le fait d’être empêché de s’exprimer. Un paradoxe qui manifeste la complexité de la démocratie ».

D’autres œuvres et installations font références à des thèmes tout aussi contemporains et tragiques, comme la présentation de l’épave d’un bateau utilisée par des réfugiés, échoué sur les côtes grecques, par l’artiste mexicain Guillermo Galindo. Un « moulin à sang », une installation de l'artiste mexicain Antonio Vega Macotela, met en scène une structure en bois avec des engrenages épais. L’œuvre représente les machines utilisées par les travailleurs – et esclaves – qui produisaient des pièces d’argent en Bolivie.

Guillermo Galindo, Fluchtzieleuropahavarieschallkörper, 2017, various materials, installation view, documenta Halle, Kassel, documenta 14, © Nils Klinger

Guillermo Galindo, Fluchtzieleuropahavarieschallkörper, 2017, différents matériaux, vue de l'installation, Documenta Halle, Kassel, Documenta 14, © Nils Klinger

La Documenta pousse donc à la réflexion et n’hésite pas à appuyer sur les sujets sensibles de notre monde.

 

Par Sibylle Aoudjhane