Artiste atypique à la carrière fluctuante, le Grand Prix d’Angoulême 2018 est la surprise du festival. Farouchement indépendant, Richard Corben est une énigme.
Sur les réseaux sociaux ou dans les salons de l’hôtel Mercure à Angoulême, Q.G. libatoire des auteurs le soir venu, l’annonce du nouveau Grand Prix a lancé les débats. Dans un festival 2018 bon ton qui prend soin à chaque communiqué de parler d’autrices autant que d’auteurs, cela surprend. L’écume du scandale Weinstein a atteint les remparts de la cité angoumoisine. Des témoignages sur les comportements macho-crados dans les festivals BD fleurissent de-ci de-là. Il faut lire à ce sujet le post Facebook hallucinant de Manu Larcenet du 17 janvier illustré d'un #BalanceTonDésarroi. Dans cette ambiance, la nomination de Richard Corben choque certain(e)s. Il est vrai que l’artiste a dessiné des messieurs aux muscles saillants et aux membres (tous) développés sur lesquels s’accrochent de plantureuses naïades dans des postures soumises et équivoques. Notre nouveau Grand Prix est-il le dessinateur des fortes poitrines et des longs phallus ?
Richard Corben ne renie pas cette période qui correspond en grande partie à celle des aventures de son héros Den. Depuis, il est tout de même passé à autre chose. « Je crois que la nudité et la sexualité outrancières des Den répondaient à l’esprit de rébellion et à la nature hédoniste qui m’animaient à l’époque. Je voulais créer un personnage qui soit le plus épique possible, avec une sexualité plus frontale … Mais alors que je prenais beaucoup de plaisir à la dessiner, son écriture posait problème. Ce genre de thème et de sujet continue de susciter les réticences. À ce jour, je n’ai pas l’intention de reprendre ce personnage », confie-t-il au magazine de BD Kaboom au printemps 2013.
Pas facile de cerner cet auteur américain né dans le Missouri qui approche maintenant les 78 ans. Sa bibliographie a connu des hauts et des bas. Sa production ne figure presque pas aux catalogues des grands éditeurs américains et français. Il a réalisé quelques histoires de super-héros bodybuildés comme Luke Cage ou Hulk. Mais c’étaient pour lui des jobs alimentaires à une période où « je n’avais plus aucune ressource pour subvenir à ma famille », ajoute-il dans Kaboom.
En France, son dessin s’est révélé au public dans les magazines Actuel, Métal Hurlant, l’Echo des Savanes spécial USA et les éditions Les Humanos. Fershid Bharucha était dénicheur de talents pour Métal Hurlant et l’Echo des Savanes. Il s’est rendu chez Richard Corben aux Etats-Unis : « Il était très complexé. Je pense qu’il avait une image de lui qui ne correspondait pas aux personnages qu’il dessinait. Il était petit, minus. Chez lui, il avait des haltères et tout l’équipement pour faire du bodybuilding. Il s’est gonflé les muscles pour devenir Den mais il avait une petite tête d’enfant. C’était drôle à voir. Ce monstre qui arrivait avec une petite tête qui souriait, gentil et timide comme c’est pas possible » (Comics expo Paris, 2013).
Le succès des années 70-80 s’est ralenti peu à peu au point de n’avoir plus aucun éditeur en France en 2013. La petite maison d’édition Delirium reprend alors contact avec l’auteur marginalisé qui vit dans le Kansas. « C’est un grand artiste plus qu’un auteur de BD. Il est farouchement indépendant. ll se moque de ce que les autres, éditeurs, auteurs ou lecteurs, pensent. Il n’obéit à aucun code et ne se contente jamais d’une recette », explique Laurent Lerner, fondateur de Delirium.
Et des recettes, des techniques, Corben en a : « Chacun de mes livres doit justifier d’au moins un défi graphique. Ou de quelque chose que je ne peux concrétiser sans un surcoût de sueur et de travail », précise-t-il à Kaboom. On ne comprend d’ailleurs pas toujours très bien dans ses interviews les procédés qu’il développe. Collage, reprographie, superposition de calques, aérographe, infographie 3D, maquettes… Richard Corben explore sans cesse de nouvelles façons de dessiner. Sa pratique est hors-norme comme ses personnages, monstres ou mutants, créatures baroques de SF, d’horreur et d’héroic fantasy.
Un talent unique qui lui a valu l’admiration de grands dessinateurs comme Druillet. Moebius disait de lui : « Richard Mozart Corben s'est posé au milieu de nous comme un pic extraterrestre, monolithe étrange, sublime visiteur, énigme solitaire. Et puis j'adore les héroïnes de BD avec une forte poitrine… ». La dimension mammaire a certainement moins pesé que la valeur patrimoniale de son travail. Corben, auteur culte oublié du public (et des critiques) ne l’était pas des auteurs qui ont voté majoritairement pour lui. Il pourrait se rendre l’année prochaine à Angoulême pour le festival selon son éditeur me confiant qu’il avait évolué sur cette question. J’ai hâte aussi de découvrir l’affiche 2019 que concevra cet anticonformiste. Le vieil artiste peut encore nous surprendre.