Il est des bandes dessinées qui se confondent avec la vie de celui qui les a créées. Il coule dans les veines de Sambre, série majeure du 9ème art, comme dans celles de son créateur une malédiction familiale à l’origine de son succès. Rencontre avec un auteur et son œuvre.
Le nouvel album sorti cet automne, Fleur de Pavé, est le septième épisode de Sambre. Mais pour Yslaire, l’histoire ne se compte plus en saisons mais en années. Sambre a vu le jour il y a trente ans. Après s’être fait remarqué par une belle série publiée dans Spirou, Bidouille et Violette, l’auteur se lance en 1985 dans une série plus adulte avec le premier tome de Sambre. Il est alors accompagné, et ce sera seulement le cas pour les deux premiers opus, par Yann (scénariste, entre autres, de Les Innommables, Pin-up et certains Spirou). Sambre devient rapidement un succès avec plus d’un million d’exemplaires vendus, une critique élogieuse et des récompenses à foison.
La série est une fresque amoureuse et sociale, sombre et sensible. Tout cela à la fois. Servie par un dessin remarquable et les émotions qu’il transporte. Un trait charnel et intime. Avec cette couleur, le rouge, qui revient comme une ponctuation graphique et qui imprime de sa marque le récit. Sambre a la couleur du sang, de la passion. Le rouge est en littérature comme en BD inséparable du noir, couleur du drame. La saga est une histoire de famille, les Sambre, le théâtre de vies qui se joue dans un XIXe siècle socialement meuble. L’ancien régime est à terre, cadavre d’une époque qui voit se consolider le pouvoir de la bourgeoisie et naître la masse des prolétaires. Une malédiction s’abat sur la lignée des Sambre. Elle semble s’incarner dans les yeux rouges qu’ont certains proches ou membres de la famille.
Dans ce septième album, c’est la destinée de Judith et Bernard-Marie, jumeaux séparés à la naissance et dernière génération des Sambre. L’album est surtout centré sur la jeunesse de Judith, fille de peu d’argent et de petite vertu. Fleur de pavé ouvre la trilogie finale de la saga qui devrait se terminer avec le tome 10 en 2018. J’ai rencontré Yslaire à la Galerie Huberty & Breyne, à Paris, où ont été exposées ses planches au mois d’octobre. L’artiste a laissé l’ordinateur et le numérique pour reprendre les méthodes traditionnelles, le papier, le crayon et l’encre. Le trait n’a pas molli, le résultat est superbe.
Plusieurs années vous sont nécessaires pour réaliser un nouvel album, créer un Sambre est une charge lourde voire une souffrance pour vous ?
Yslaire : "Sur les albums de Sambre, j’ai souvent eu le besoin de réécrire les mêmes scènes, de redessiner les mêmes cases avec l’obsession de la vérité pour une histoire que je créais. Et pour donner cette vraisemblance, j’ai besoin d’incarner mes personnages, de me mettre dans leur peau. Je les dessine même nus avant de les habiller. Puis je laisse, le trait libre, les acteurs s’exprimer comme pour une répétition. Enfin je fige avec l’encre comme lors d’un montage au cinéma. Mais il n’y a pas eu de souffrance pour Fleur de pavé. Je dirais même que je n’ai jamais eu autant de bonheur à dessiner qu’avec cet album. Il a été libérateur pour moi."
Dans quel sens cet album est-il une libération pour vous ?
Yslaire : "J’ai 60 ans et j’ai l’impression que ma vie commence. Je ne savais pas au début pourquoi j’avais tant de difficultés à écrire cette histoire alors que c’était juste celle d’un petit garçon. Mais les choses finissent par devenir évidentes quand on les dessine. Dessiner, ça permet de voir. Je ne confonds plus l’imaginaire et le réel. Mais ça, je l’ai découvert 20 ans après."
Alors qu’avez-vous découvert sur vous avec Sambre ?
Yslaire : "J’ai toujours trouvé que ma famille était bizarre, un peu tarée. J’avais le sentiment que nous étions maudits. J’ai récemment découvert que nous sommes en fait victimes d’une maladie génétique incurable. Une maladie qui met des années à se déclarer et dont le symptôme est une affection oculaire. Tout le monde s’est tu pendant des générations, c’était un secret de famille."
Sambre est une forme d’autobiographie alors ?
Yslaire : "Une autobiographie déguisée, métaphorée. J’ai raconté une histoire de malédiction et ma famille est maudite. Je suis le seul survivant et je ne suis pas porteur de cette maladie des yeux comme le personnage de Julie. J’ai la culpabilité des survivants, la tragédie est de survivre. Je suis porteur de cette histoire, c’est ma résilience et ma libération."
Sambre tome 7, Fleur de Pavé. Yslaire. Editions Glénat. 15,50 euros. Une édition spéciale de l'album, en grand format et avec des bonus graphiques, est à paraître le 14 décembre au prix de 29,5 euros.