(Depuis plusieurs mois, j'évite scrupuleusement toute image ou information concernant l'adaptation de L'Ecume des jours par Michel Gondry. J'aime trop le texte original pour le voir accaparé par le cinéma et ce réalisateur. Il y a deux semaines, j'ai évoqué le sujet avec ma collègue Camille, qui adore elle aussi ce livre mais est impatiente de voir le film. Voici la reconstitution de notre discussion)
Ariane : Je devais avoir 12 ou 13 ans quand j'ai découvert L'Ecume des jours. J'habitais une grande maison vide en province et je lisais "L'Actu", un journal pour enfants. Un jour, je suis tombée sur un papier de Frédéric Beigbéder prodigant ses conseils de lecture. Des chefs d'œuvres du XXe siècle à lire en priorité, selon lui, parmi lesquels Belle du Seigneur, Gatsby le Magnifique, un Antoine Blondin et L'Ecume des jours, de Boris Vian. Un roman "fragile comme une bulle de savon", écrivait-il (je m'en souviens encore).
J'ai donc suivi ses conseils. Je l'ai lu. Et j'ai eu un coup de foudre. Pour la première fois, une personne me parlait dans un langage crypté qui me semblait familier. Son monde dressait des passerelles entre les choses et les êtres humains, les rêves et la vie éveillée, le temps et l'espace. Des associations partout. Je quittais tout juste l'enfance et sans doute avais-je l'intuition qu'à un moment, je devrais choisir entre le monde que je m'étais construit et la vraie vie. Un repli que Vian refusait de faire dans son roman.
L'Ecume des jours occupe désormais une place à part dans mon panthéon littéraire, celui d'un livre que j'ose à peine rouvrir tant je crains de ne plus avoir la fraîcheur suffisante pour m'émerveiller comme il y a quinze ans. Alors, quand j'ai appris que Michel Gondry en faisait une adaptation, je me suis sentie dépossédé de quelque chose. Un inconnu venait de subtiliser un cadeau que l'on m'avait fait et que je gardais jalousement sous mon lit...
Camille : C'est drôle, L'Ecume des jours est chez moi lié à l'idée de transmission, plus qu'à un secret jalousement gardé. Collégienne, ce petit livre à la couverture violette et au titre énigmatique, classé dans la bibliothèque de mon grand frère, m'intriguait. Je l'avais répéré, attrapé et y avais déchiffré quelques remarques incompréhensibles griffonnées au crayon dans l'étroite marge de certaines pages, avant de le lire en s'en sortir... perplexe. J'en percevais la beauté sans la saisir. J'y étais sensible, sans le comprendre. Et ce sentiment me dérangeait.
Bien plus tard, une prof de français, que j'admirais, m'a fait découvrir ce que j'avais raté auparavant. Pas en cours, mais autour d'un café, elle m'avait raconté l'Oulipo, la pataphysique, et ainsi guidé une nouvelle lecture. Ce n'est que là, à 20 ans, que j'ai compris la folle créativité de Vian, la magie et la musique de son roman. Et j'ai assez logiquement eu l'envie de le partager. Je l'ai offert dix fois peut-être, racheté autant, lu à voix haute pour un amoureux, et je répète à qui veut l'entendre que le pianocktail de Colin est la plus chouette invention du monde. Je l'imagine régulièrement. J'ai hâte de le voir à l'écran.
Ariane : Le pianocktail est effectivement une invention formidable, l'idée des paupières taillées en biseau aussi, Jean-Sol Partre, la maison qui rétrécit, la souris intrépide, le nénuphar dans le poumon... Mais pour moi, ces images, qui sont l'âme même du livre, n'ont pas à être concrétisées. Quand j'entends "pianocktail", je ne m'imagine pas vraiment un piano qui distribue de l'alcool. Je ne vois pas une machine articulée qu'on peut construire -et donc détruire. Chaque lecteur a façonné sa propre image du pianocktail, à partir des pistes que Vian a esquissées. Une fois que j'aurai vu le pianocktail ou la maison qui rétrécit "made in Gondry", les images cinématographiques seront plus forte que celles, fugaces et déjà anciennes, que mon cerveau a tracées il y a quinze ans. Je ne veux pas que cela arrive.
Camille : Dans ma grande naïveté, je fais confiance à Gondry. On m'aurait dit "Tim Burton adapte L'Ecume", j'aurais hurlé au scandale, craignant que le réalisateur ne dénature le chef d’œuvre. Mais je trouve des traits communs aux mondes imaginaires de Gondry et Vian. Prends La Science des Rêves, par exemple. Ce n'est pas un immense film à mon avis, pourtant j'ai été marquée par des détails comme les mains géantes de Gael Garcia Bernal et le cellophane en guise d'eau du robinet.
Ariane : Ah non, pitié, pas La Science des rêves ! Même Gael Garcia Bernal y est ridicule...
Camille : Ariane, j'ai bien dit que La Science des rêves n'était pas un immense film ! Mais Gondry possède une vraie créativité et j'ai envie de la voir au service de L'Ecume des jours. Et puis je garde en tête que Boris Vian était un ingénieur, donc potentiellement un homme dont les inventions, aussi tordues soient-elles, pourraient un jour prendre forme. Il est évidemment impossible de deviner ce qu'il aurait pensé de cette adaptation, mais je persiste à croire qu'il aurait donné son feu vert à Michel Gondry, après avoir vu des films comme Be Kind, Rewind ou Eternal Sunshine of the Spotless Mind, tu ne crois pas ?
Ariane : C'est justement cette supposée proximité entre les deux hommes qui me rebute. Gondry jouit un peu de la même réputation que Vian : "Ah ! Il sait filmer nos rêves, il brise les frontières entre le réel et l'imaginaire, etc". Seulement pour moi, entre les inventions de Vian et mon cerveau, il y a un no man's land incompressible, une zone d'interprétation qui ne fait pas de ces inventions des images au premier degré.
Les personnages, par exemple, ne sont pas vraiment des êtres humains. Dans ma tête, il s'agit plutôt de marionnettes, un mélange entre de vieilles poupées et des Lego. L'arrache-cœur non plus n'est pas un véritable objet. Ou bien c'est un mot-objet, qui (selon moi) fait surtout référence à la santé fragile de Vian. De même que Jean-Sol Partre, sorte de contrepèterie musicale : il écrit "sol" comme la note et non "Saul" comme "Paul"... Bref, tout ça ce sont des mots, des jeux de mots, pas du bricolage !
En y repensant, je n'aurais peut-être pas dit non à une version dessin animé ou en film d'animation... Mais puisque tu parles de Tim Burton, souviens-toi du mal qu'il nous a fait ! Son adaptation d'Alice aux pays des merveilles était calamiteuse et ne parlons même pas de Charlie et la chocolaterie. Encore deux livres de mon enfance broyés par les caprices d'un metteur en scène en panne d'inspiration.
Camille : En effet, un beau film d'animation, c'est tentant. J'ai même envie de lancer un nom, pas tout à fait au hasard, pour le réaliser : Wes Anderson. Mais je n'ai pas non plus envie de voir des renards, aussi mignons soient-ils, à la place de Colin et Chloe. L'Ecume, c'est une histoire d'amour. Quoi de plus humain que la passion amoureuse ?
Mon principal problème avec ce film (avant de l'avoir vu) c'est son casting. Je crois j'aurais préféré voir des anonymes, ou bien des acteurs grimés, un peu à la manière des Real Humans de la série d'Arte. Je n'ai clairement pas envie d'entendre la diction très reconnaissable de Romain Duris, ni la voix agaçante d'Audrey Tautou. Mais Duris m'a déjà étonnée (dans De Battre mon cœur s'est arrêté, par exemple) Et Tautou... Bon. Passons.
Tu crains que Gondry efface ta mémoire, et les images très personnelles que tu as créees... Je comprends. Mais, il reste une solution : RELIS-LE ! Les innocents qui ne l'ont pas lu en seront peut-être ravis, qui sait ?
Ariane : Enfin un sage conseil 🙂 J'ai vu qu'une version du manuscrit avait été publiée aux éditions des Saints-Pères. C'est 119 euros (aoutch) mais quand on aime... Tu me diras ce que tu as pensé du film. Mais si tu en ressors déçue ou scandalisée, je t'aurai prévenue !