Le plan est furtif, mais à mon sens, pas innocent. Dans une des séquences introductives au Loup de Wall Street, dernier né de l'écurie Martin Scorsese-Leonardo DiCaprio, une image a titillé mon attention. Notre jeune héros Jordan Belfort, apprenti millionnaire, patiente dans l'open space avant l'ouverture des marchés. Il est 9h29 et 57, 58, 59 secondes... 9h30 ! La caméra fonce sur l'horloge. Tourbillon dans l'open space, les téléphones bondissent, les feuilles virevoltent, plus personne ne s'entend hurler. Les louveteaux se mettent au travail, dans un chaos phénoménal.
Il y a 26 ans, une scène identique était filmée par Oliver Stone, dans Wall Street, film cousin du Loup de Wall Street. Dans le rôle de Leonardo DiCaprio, Charlie Sheen (fils de Martin, qui joue également dans le film, aux côtés de l'excellent Michael Douglas). La vingtaine imberbe, son personnage, Bud Fox, fait ses premiers pas dans le monde de la finance. Le rituel matinal est le même : à 9h29, les regards se rivent sur l'horloge. Comme Martin Scorsese, Oliver Stone filme le cadran en gros plan, tel un œil tout-puissant qui dirigerait seul la salle des marchés.
S'agit-il d'une coïncidence ou d'un clin d'œil ? Je n'ai pas trouvé d'infos à ce sujet. Mais j'aime assez l'idée que Martin Scorsese, qui fut le professeur d'Oliver Stone à la New York University, s'inscrive ainsi dans la lignée de son ancien étudiant, comme s'il lui signalait : "Voici ma version de l'histoire". En plus de cet emprunt visuel, me rappelle un internaute, Jordan Belfort cite directement, au détour d'une phrase, le nom de Gordon Gekko (Michael Douglas), comme s'il s'agissait d'une personne réelle... Alors qu'il n'est que fictif. Dans ce cas, difficile d'y voir une coïncidence.
Le parallèle s'arrête sans doute ici. Car si les deux œuvres traitent d'un même thème (les dérives du capitalisme, à travers le portrait de deux requins de la finance), elles procèdent différemment, tant dans les logiques que les modes d'exécution des deux protagonistes (Leonardo DiCaprio combinant les rôles de Michael Douglas et Charlie Sheen). Et, cela va sans dire, du style des deux cinéastes.
"L'avidité, ça fonctionne"
Une dimension, notamment, les sépare. Chez Oliver Stone, le richissime financier Gordon Gekko justifie rationnellement les malversations et les entourloupes qu'il entreprend afin d'engranger les profits. Une scène le montre bien. Face aux actionnaires d'une entreprise en faillite qu'il entend racheter, il tient ce monologue bouffi de cynisme, mais redoutablement efficace : "L'avidité ["greed", aussi "avarice"], à défaut d'autre mot, est une bonne chose. L'avidité est juste. L'avidité, ça fonctionne. L'avidité clarifie (...) L'avidité sous toutes ses formes, l'avidité de vivre, pour de l'argent, pour de l'amour, pour la connaissance, a marqué l’évolution de l’humanité vers le haut. L'avidité ne va pas seulement sauver Teldar Paper, elle va aussi sauver cette entreprise en perte de vitesse que sont les Etats-Unis." Captivée, la salle accueille ces mots dans un tonnerre d'applaudissements.
A l'inverse, chez Martin Scorsese, DiCaprio fonctionne plus à l'instinct. Il préfère la ruse aux calculs complexes et la débauche au contrôle de soi. Raison pour laquelle, d'ailleurs, il gagne ses premiers millions en arnaquant des petites gens à grande échelle, plutôt qu'en s'attaquant aux gros poissons. Sorte de gangster beauf en costume sur-mesure, Jordan Belfort représente l'archétype du parvenu : excessif, maladroit (Gordon Gekko n'aurait jamais tenté de corrompre un agent du FBI) et au final plus ridicule que terrifiant.
La morale ou la justice ?
L'ironie de Scorsese, selon moi, vient du fait qu'il dresse le portrait frénétique d'un broker des années 80, comme Oliver Stone. Sauf qu'il nous parle davantage du Wall Street d'aujourd'hui que du Wall Street d'antan. Quand Michael Douglas apprend à Charlie Sheen que l'information est la clé du succès, qu'il faut toujours avoir un temps d'avance sur ses concurrents, quitte à forcer illégalement le destin, Leonardo DiCaprio ne s'embarrasse jamais d'une telle chose : il ment. Son seul travail consiste à déformer la réalité et à escroquer les actionnaires. Jordan Belfort vendait des produits financiers toxiques dans les années 80 comme Lehman Brothers et Goldman Sachs (que cite d'ailleurs son personnage) l'ont fait jusqu'en 2008, sous une forme certes plus sophistiquée. En un sens, l'idée existait déjà il y a vingt ans. Et le monde de la finance, loin de faire pénitence, s'est juste arrangé pour que les mêmes embrouilles passent plus inaperçues.
Ce triste constat effectué par Martin Scorsese explique pourquoi son film ne possède aucun contrepoint. Contrairement à Oliver Stone, il ne s'embarrasse pas d'une quelconque dialectique, il n'y a pas de retour en arrière du personnage principal, pas de conflit entre le "bon trader", celui qui aime l'argent mais ne trompe pas son monde, et le "mauvais trader", celui prêt à tout pour payer sa coke et ses putes. Le combat n'est plus moral, il est judiciaire. Preuve en est, le père de Jordan Belfort ne questionne jamais sa réussite, contrairement à celui de Bud Fox (Martin Sheen). Son seul boulet au pied porte les traits d'un agent du FBI sous-payé qui "sue dans le métro" comme un prolétaire et consacre sa vie à piéger des gens comme lui. Pas besoin de jouer au moraliste, Scorsese compte sur l'intelligence du spectateur pour juger ses personnages. Et prend un malin plaisir, en même temps, à nous les faire aimer.