Exhibit B : la leçon de Patti Smith

Manifestants devant le théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis © MARTIN BUREAU / AFP

Pourquoi ai-je le sentiment de marcher sur des œufs, voulant évoquer l’installation de Brett Bailey, Exhibit B ? Douze tableaux vivants, joués par des comédiens muets et immobiles, retraçant l’Histoire tragique des noirs (notamment ces atroces zoos humains du Colonialisme qui ont perduré jusqu'au début des années 60), ce n’est évidemment pas anodin et cela ne peut que faire réagir. C’est d’ailleurs, sans doute son but, faire réagir. Et cela aboutit même à un scandale

Que penser de cette exposition ? Œuvre artistique forte dénonçant, par un choc visuel et émotionnel, le racisme anti-noir ? Ou dispositif maladroit et voyeur, faisant l’apologie de ce qu’il prétend dénoncer ? Impossible de statuer avec une totale certitude (sauf à discuter en profondeur avec l’artiste et sa démarche profonde).

En 1978 - il y a donc prescription, Patti Smith sortait  Rock'n Roll Nigger. La chanteuse américaine y proposait un texte d'une violence inouïe, répétant sans cesse le mot « nigger » (« nègre » dans son sens le plus injurieux, par opposition à « negro » plus consensuel). Dans ce cri, Patti Smith n'avait pas peur d'être ordurière et le mot "nigger" était aussi associé à Jimi Hendrix, mais aussi Jesus ou Jackson Pollock. A l'auditeur d'y trouver le sens (sont-ce tous des révolutionnaires dans leur genre ?). Le titre n’est pas totalement lisible, gardant sa part de subjectivité et un fort pouvoir polémiste et sacrilège. Une vraie oeuvre d’art en quelque sorte, dans une discipline que certains jugeront mineure (après tout ce n’est que du rock) mais forte de sens. Dans un pays qui a connu l’esclavage et la ségrégation, (encore en 1978 et encore aujourd’hui), cela n'est pas rien. Et Patti Smith ne manque pas d’un certain courage en exprimant une pensée transgressive. Pourtant, connue pour ses positions progressistes, personne ne peut croire qu'elle soit raciste et que son nigger soit à prendre au premier degré. Tout le monde comprend qu'elle reprend les termes des racistes pour mieux dénoncer le racisme.

On aurait pu penser qu’il en serait de même pour Bailey, Sud-Africain mais non-descendant d'Afrikaner, exposant dans la France de 2014 qui a élevé au rang de valeur républicaine – et on ne peut que sans réjouir - le combat contre le racisme. Raté, manifestations et pétitions ont émaillé l'exposition en Seine Saint-Denis.

Finalement, le scandale lié à Exhibit B en dit surtout long sur notre société actuelle : sur la différence entre la théorie et la pratique (antiracisme dans les institutions, persistance de formes de racisme dans la vraie vie), sur la montée des communautarismes de tout bord ou sur la crispation liée à l’Histoire de Colonialisme. Le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy n'a pas aidé. Ni Dieudonné, avec la compétition malsaine entre les génocides, qu’il a en partie instaurée. Ni Bams, chanteuse et membre du collectif anti-Exhibit B, rabaissant le débat, sur le plateau de Ce Soir (ou Jamais), à des niveaux abyssaux en comparant l’œuvre de Bailey à Mein Kampf. D'autres voix de détracteurs se sont élevées, moins caricaturales et plus pertinentes. Mais un des arguments avancés pose surtout problème. Finalement, le plus grand tort de Brett Bailey serait-il d'être blanc, et donc mécaniquement illégitime pour parler de la condition noire ? A se demander dès lors, s'il en était de même Patti Smith et son "nigger". Ou pour Spielberg et son film Armistad ? Pour Kechiche pour la Venus Noire ? Et tant qu’à faire, Gustave Flaubert aurait-il dû être une femme pour écrire Mme Bovary et Emile Zola un mineur pour écrire Germinal ? Pour la peine, c'est la notion d'universalisme qui en prend un sérieux coup.