"Tomboy", un grand film vu à l'école et attaqué par les extrémistes

Tomboy, film de Céline Sciamma, fait actuellement partie de la sélection 2013 – 2014 du dispositif « Ecole et cinéma ». Mais pour combien de temps ? Une association issue des mouvements anti-mariage pour tous et relayée par une obscure pétition veut en effet interdire sa diffusion.

Le film, le programme

Comme plusieurs autres films, Tomboy sera diffusé cette année auprès des classes de cycle 3 inscrites au programme « Ecole et cinéma ». Le film raconte comment une fille à l'aube de l'adolescence, garçon manqué (« tomboy », en anglais), qui vient de déménager, essaie de s’adapter à son nouvel environnement. Sur un malentendu, elle passe pour un garçon auprès des enfants de la cité et décide de continuer à se faire passer pour un garçon à l’insu de ses parents.

Sorti en 2011, le film a connu un joli succès d’estime (350 000 entrées) et a été accueilli par des critiques enthousiastes.

Le dispositif « Ecole et cinéma » existe depuis des années et a pour objectif de « favoriser la formation du jugement, du goût et de la sensibilité » des jeunes spectateurs. L’année dernière, plus de 31 000 classes et 700 000 élèves ont assisté à la projection des films du programme. Parmi les administrateurs de cette association appuyée par le Centre National du Cinéma, le ministère de l’Education Nationale et le ministère de la Culture et de la Communication, on trouve notamment la réalisatrice Solveig Anspach ou l’auteur de littérature jeunesse Grégoire Solotareff. Ces dernières années, les élèves inscrits au programme ont pu voir, entre autres : La belle et la bête de Cocteau, Azur et Asmar, Chantons sous la pluie, les Contrebandiers de Moonfleet, Les demoiselles de Rochefort, Peau d’âne (qu’il faudra donc retirer des écrans pour cause d’inceste), Les vacances de monsieur Hulot, Le voleur de bicyclette…

La polémique

Tout est parti, il y a quelque semaines, d’une mère d’élève des Deux-Sèvres qui, suite à la projection du film, a écrit à l’instit de son fils, au directeur de l’école et à l’inspection d’Académie en disant : « Il est tout à fait dangereux de laisser penser à des enfants de 9 ans que l'on peut changer de sexe, qui plus est sans dommage ». Ce n’est pas du tout le sujet du film, personne n’y change de sexe, mais il n’en fallait pas plus pour allumer la mèche.

Dans la foulée, un certain Patrick Ménard, président de la Manif Pour Tous pour la région Touraine, en rajoutait une couche dans La Nouvelle République : "Il est bien trop tôt pour montrer une histoire homosexuelle à des écoliers. Laissons les enfants être des enfants et halte au bourrage de crâne !". Tomboy ne raconte pas non plus une histoire homosexuelle, mais bon, peu importe. Quelques jours plus tard, une pétition initiée par un site hébergé en Espagne, CitizenGO.org, recueillait plusieurs milliers de signatures (anonymes, c'est plus simple...) visant à interdire la projection du film. Le site, créé par une fondation qui défend « une conception chrétienne de la personne », dénonce le "prosélytisme" du film et estime que "l'école n'est pas et ne doit pas être un lieu de diffusion de l'idéologie du genre auprès des élèves". L’idéologie du genre ? En gros, il s’agit de dire que l’orientation sexuelle est détachée du sexe biologique. Aucun rapport avec le film ? Ah ben si, on y voit deux préadolescentes se faire un bisou.

Mes élèves ont vu le film : ils ont adoré

Il se trouve que j’inscris régulièrement ma classe au programme « Ecole et cinéma ». Chaque fois, je suis épaté par la qualité et la pertinence de la sélection : chaque film est parfaitement adapté au public (les films diffèrent pour les petits et pour les grands), toujours intéressant d’un point de vue cinématographique. Ils ont le mérite de proposer aux enfants des films qu’ils n’ont pas l’habitude de voir.

Il se trouve aussi que mes élèves, comme 46 000 autres, ont vu Tomboy. Personnellement, j’ai adoré (comme 79% des enseignants, 2ème score derrière "Peau d’âne" !). Il y a une grâce, une beauté éclatante dans ce film lumineux, solaire, et les acteurs y sont bluffant. Je me demandais comment mes élèves allaient réagir, et j’avais hâte d’en parler avec eux au retour, en classe. La discussion fut, comme chaque fois, riche, passionnante.

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Mes élèves ont beaucoup aimé le film. Deux ou trois garçons, réfractaires par principe à ce qui sort de l’ordinaire (pas de baston) n’ont pas aimé, sans pouvoir argumenter davantage. Les filles ont davantage aimé que les garçons, comme souvent. La plus grande partie de la discussion a porté sur les raisons qui ont poussé la fillette à se faire passer pour un garçon. Pour la plupart des élèves, la fillette est perdue dans sa nouvelle vie, elle ne choisit pas vraiment de passer pour un garçon mais endosse un costume qui lui permet de s’adapter et de « se faire des amis, parce qu’elle connaît personne ». Ensuite, c’est vrai, elle se comporte comme un garçon, va jusqu’à embrasser une fille, elle est « un peu prise à son jeu » (sic). Pas un seul de mes élèves n’a été choqué par le film, pas un seul n’a porté de jugement sur la fillette. Le bisou leur a déplu, comme tous les bisous à cet âge. Ils ont en revanche été très frappés par la réaction des camarades de la petite quand ils découvrent la supercherie : mes élèves ont trouvé qu’ils étaient cruels, méchants, que la fille n’avait fait de mal à personne, qu’elle avait juste menti et ne méritait pas un tel traitement.

La question de l’homosexualité n’a été abordée qu’à la marge, par une élève qui a dit que "de toute façon, elle a le droit d’aimer les filles, c’est rare, c’est bizarre, mais ça arrive, elle est juste un peu différente".

Les enfants, excellents spectateurs

J’ai beaucoup aimé la manière dont mes élèves ont réceptionné le film : sainement, percevant finement les zones de gris là où d’aucuns ne voudraient voir que du noir et du blanc, en se posant les vraies questions, sans a priori, en considérant le parcours de la fillette dans son ensemble, avec beaucoup d’empathie, de compassion. Comme souvent, j’ai été impressionné par le regard que les enfants portent sur les films. Plus d’une fois, j’ai été étonné, j’allais dire de la maturité, de la candeur bienveillante qui accompagne leur regard. Là où nous, adultes, sommes engoncés dans nos a priori, nos clichés, nos inférences négatives, ils sont prêts, pour la plupart, à prendre avec eux l’histoire qu’on se propose de leur raconter.

Je me souviens avoir, une année, angoissé à la perspective de la projection d’un film tchécoslovaque de 1968, en Noir et Blanc, en version  originale sous-titrée, "Katia et le crocodile". C’est le film de l’année qui leur a le plus plu, ils ont a-do-ré. Une autre année, on a vu "La planète sauvage", un film d’animation de Topor prix du Jury à Cannes en 1973, très psychédélique, avec une musique très étrange, une histoire extra-terrestre complètement barrée ; les adultes qui m’accompagnaient et moi-même étions sortis très mitigés, déboussolés par le film ; les enfants avaient quant à eux beaucoup aimé, sans œillères, sans frein critique, ils avaient vu ce qu’il y avait à voir, une histoire fantastique de survie sur l’esclavage et le colonialisme. Ils avaient perçu, avec leurs petites têtes pas encore polluées, les questionnements induits par un renversement des positions dominantes. Cela m'avait échappé, je l’avais compris lors de la discussion en classe, grâce à eux.

Le coordonnateur d’ « Ecole et cinéma » a raison quand il dit qu’"il faut faire confiance à la capacité d’analyse des élèves et ne pas projeter des peurs d’adulte sur ce que pourraient penser les enfants".

Pour le dire sans ambages : certains adultes feraient mieux de faire confiance aux enfants plutôt que de les amener en tête de manif pour intimider les CRS ; certains adultes feraient mieux de prendre les enfants comme des sujets pensant et non comme des réceptacles passifs, plutôt que de leur donner des bananes au passage d’un ministre de la République.

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Et bientôt, le créationnisme ?

Il n’aura échappé à personne que toute cette affaire se déroule en 2013, à la fin d’une année qui aura vu la droite catholique extrême et homophobe défiler dans la rue contre le mariage pour tous. Tomboy, je l’ai vu l’année dernière et mes élèves avec, comme des milliers d’enfants, sans qu’il y ait le moindre souci nulle part en France. C’est seulement cette année que le film pose problème, au moment même où certaines associations et lobbys chrétiens mais aussi politiques (on a déjà parlé du groupuscule du "Printemps français", proche de l’UMP, qui a saccagé les locaux d’un syndicat enseignant qui ne partageait pas ses vues sur les rythmes scolaires il y a quelques semaines…) se sont structurés pour partir en croisade idéologique. C’est Tomboy aujourd’hui, c’est aussi, dans certaines villes, la tentative de faire fermer des ateliers éducatifs sur l’égalité fille/garçon (visant à lutter contre les clichés du style « une femme ne peut pas devenir présidente de la République », « une fille qui n’aime pas le rose n’est pas une vraie fille », « un garçon ne peut pas faire le ménage »…). Dans les deux cas, l’argumentaire est le même : l’école voudrait faire du prosélytisme pour la théorie du genre (qu'elle ignore complètement), sujet d’étude universitaire quasiment inexistant en France et importé des Etats-Unis par ceux-là même qui le dénoncent et voudraient en faire une ligne de fracture.

Et ensuite ?... Les ultra-cathos français emboîteront-ils le pas de leurs homologues américains et tenteront-ils d’imposer le créationnisme, cette mouvance visant à nier l’existence du big bang (la Terre n’a pu être créée que par Dieu) et la théorie de l’évolution darwinienne, allant jusqu’à demander que le nom de Darwin soit retiré des manuels scolaires ?...

Face à la montée des obscurantismes, des intolérances, religieuses ou autres, l’école doit affirmer haut et fort l’inaltérabilité de ses principes d’esprit critique et de droit à l’opinion propre, elle doit refuser fermement les pressions des lobbys sur le contenu qu’elle propose aux enfants, elle doit veiller à ce que la création l’emporte sur son sinistre anagramme, la réaction. Et nous, enseignants, devons nous porter fièrement en première ligne pour défendre ces valeurs qui ne sont autres que celles de la République.

 

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