Lettre d’un instit parisien écœuré à lui-même (puisque personne ne veut l’entendre)

 

"Hier, j’ai fait grève, comme près de 80% de mes collègues parisiens. Pour dire à MM. Delanoë et Peillon mon désaccord avec la mise en place pour la rentrée prochaine des nouveaux rythmes scolaires. Tout le monde a dit que je faisais grève parce que je ne voulais pas venir travailler le mercredi. C’est faux.

J’ai fait grève car je pense sincèrement...

...que cette réforme mal fichue et inessentielle, préparée à la va-vite et difficile à mettre en œuvre – on s’en apercevra dans huit mois –, ne va pas apporter grand-chose aux élèves, contrairement à ce qui est claironné partout, ministre en tête.

Raccourcir la journée des enfants ? Ils feront seulement 45 minutes de classe en moins, au mieux, et leurs journées finiront toujours à 16 h 30.

Alléger les journées ? Impossible, les heures de classes seront toujours aussi denses, les programmes ne vont pas changer, ce sera encore la course contre la montre, comme aujourd’hui, au détriment des plus faibles.

Alléger la semaine ? Pas franchement, les enfants se lèveront une journée de plus, qu’ils passeront dans la très usante collectivité.

Offrir une ouverture culturelle lors de l’accueil périscolaire ? Outre que plein de villes peineront à s’organiser, quelle activité ambitieuse est-il possible de mettre en place en 45 minutes (auxquelles il faut ôter le pipi, les déplacements, la récré, reste une peau de chagrin). Financées comment, ces activités ? Encadrées par qui ? Le risque de voir ce créneau transformé en récré géante est important. A Paris, comme dans d’autres villes certainement, la solution trouvée serait d’allonger la pause méridienne, de 11 h 30 à 14 h 15. Presque trois heures de pause, quand des enfants viennent déjà me voir au bout de d’1 h 30 pour me demander quand ça finit, et se remettre au travail après, vraiment ?...

On invoque les chrono-biologistes, mais qui les a vraiment lus ? Il faut se pencher sur les travaux de Claire Leconte, par exemple, pour voir que le compte est loin d’y être, en l’état actuel ! Il faut se souvenir que l’Académie de Médecine préconisait certes le retour de la semaine de 4 jours ½, mais avec adjonction du samedi matin, non du mercredi matin !

Voilà, brièvement et incomplètement résumées, quelques-unes des raisons pour lesquelles j’ai accepté de perdre 80 € pour cette journée chômée.

J’aurais aimé une autre réforme, ambitieuse.

Des journées de classe vraiment raccourcies, 4 h 30 ou 5 h maximum, des mâtinées plus denses, 3 h 30 de classe sont faisables sans souci, mercredi compris, il aurait fallu aller au bout de la logique et raccourcir les vacances d’été, mettre en place l’alternance 7 semaines travaillées / 2 semaines de vacances, il aurait fallu mettre en place un vrai temps périscolaire sans concession, permettant véritablement aux enfants de découvrir arts, sciences, pratiques sportives, etc…

Surtout, il aurait fallu alléger les programmes, ce sont leur lourdeur et leur inadaptation qui font de nos journées (car instits et élèves sont dans la même galère, personne ne semble le comprendre) des sommes considérables.

Il aurait fallu… Mais cette réforme ne va pas assez loin, et se donne pourtant des airs de révolution.

J’ai entendu des presque collègues tirer sur nous à balles réelles.

Au cours de cette longue et pénible journée, j’ai entendu les syndicats de Province accuser ceux de Paris de faire cavalier seul, et se frotter les mains de leur bonne peine, eux qui sont infoutus de faire l’union nationale alors que partout les instits ne demandent qu’à dire les choses.

J’ai entendu des profs d’IUFM verser dans l’anti-parisianisme primaire, à grands coups de dénigrement méprisant : « La caste des enseignants parisiens jette le doute sur les motivations réelles des enseignants. Merci à ces enseignants autocentrés d’entraîner tous les profs de France avec eux… ».

J’ai entendu certains profs de lycée, de collège, des proviseurs même, « trouver cette grève consternante », et la condamner d’un lapidaire « le rejet des rythmes est un affaire corporatiste ». Que savent-ils des rythmes du primaire, au juste, et quelle expertise de terrain peuvent-ils faire valoir sur ce sujet ? Comme les autres, ils ne savent mais prononcent sentence. Cuistres.

Merci à ces chers collègues, je l’espère peu représentatifs, d’avoir pris le temps de considérer les complexités de l’école primaire, bien différente du secondaire, et d’avoir écouté les collègues du premier degré avant de s’exprimer à travers des propos qu’ils sont les premiers à condamner quand ils sont prononcés par d’autres qu’eux.

J’ai lu la presse et assisté, atterré, à la curée.

J’ai lu que cette grève était « injustifiée » parce que la concertation avait eu lieu, on ne peut donc affirmer ne pas avoir été consultés : faux, la concertation n’a rassemblé que « le millier de personnes traditionnellement impliqué dans le fonctionnement de l’institution (…) sans que les acteurs de terrain aient les moyens de s’en saisir » (Meirieu).

J’ai lu que cette grève était injustifiée parce que les syndicats avaient eu gain de cause : 1. Je ne crois pas que les syndicats aient eu ce qu’ils voulaient, il faut leur demander… 2. Il faut être un peu naïf et sacrément méconnaître les salles des maîtres pour ne pas savoir les divergences de la base avec les syndicats…

J’ai repensé aux propos de Julliard, quittant le ministère et pourfendant ces mêmes syndicats, déjà accusés de corporatisme, de conservatisme et  d’immobilisme. Feignant d’oublier que toutes les parties concernées ou presque par la réforme la rejettent en bloc, Julliard faisait par avance des enseignants l'unique obstacle à la Réfondation de l'école… Bravo Bruno, et merci.

J’ai lu aussi qu’il n’y avait qu’une seule véritable raison de faire grève : nos salaires ! Ca alors !... Que n’aurions nous entendu, si effectivement nous étions descendus dans la rue pour demander à être mieux payés !

J’ai lu aussi des représentants de parents d’élèves, pourtant les premiers à dire que la réforme n’est pas satisfaisante, crier avec les loups qu’« il faut faire passer les enfants d’abord pour une fois », ce qui évidemment ne peut être le cas des enseignants. Coup de pied de l’âne.

Je me rappelle pourtant lundi, 16 h 30, quelques mamans qui viennent me voir à la sortie des classes, savoir pourquoi on ferait grève le lendemain, je me rappelle la discussion amicales avec elles, comme toujours, et leur hochement de tête approbateur, leur mot d’au revoir : « on est avec vous, on vous soutiendra en gardant nos enfants ».

J’ai bien sûr lu les propos de notre bon ministre, qui parlait d’ « exception parisienne »… J’entends pourtant encore la discussion avec l’équipe enseignante dans l’école de mon fils, qui n’est pas scolarisé à Paris : « On est à fond avec vous, si seulement nos syndicats avaient suivi et qu’on pouvait être avec vous aujourd’hui… ». J’ai également lu, entendu, tous ces messages de soutien et de regrets de n’en être point, d’instits de France et de Navarre. Exception parisienne, mon œil.

 

Et puis j’ai lu « le grand quotidien du soir » que le Monde est sensé être, et mon cœur s’est arrêté de battre quand j’ai lu l’édito, intitulé « L’école ou le triomphe du corporatisme »… Cet édito courageusement non signé, incomplet, lacunaire, approximatif, inculte pour tout dire, dénonce un « corporatisme étriqué lamentable », accusant les instits de ne pas se mobiliser dans l’intérêt des enfants… Coup de grâce. Quelque chose s’est cassé en moi. Merci à ce journaliste imbécile et censeur, que la méconnaissance de la réalité n’empêche pas de prononcer des sentences destinées à attirer les foudres populistes sur les instits (il devra assumer la somme nauséabonde de commentaires poujadistes qui suivent son papier).

J’ai mal à mon école.

La grève scolaire la plus réussie de la décennie s’est transformé en cinglant revers. Personne ne nous a écoutés, personne ne nous a compris. Notre faute aussi, sûrement, mais nous ne méritions pas ce déferlement, ce flot-là.

J’ai ravalé ma rage, mes presque larmes de colère, et je me suis dit : puisque tout le monde croit que nous sommes égoïstes, vénaux, grégaires, puisque personne ne veut savoir ce que l’on pense, puisqu’il ne vient à l’esprit de quiconque qu’un instit puisse se préoccuper avant tout de l’intérêt d’élèves avec qui il passe plus de temps qu’avec ses propres enfants et qui sont le cœur vivant de son métier (ne serait-ce que pour ce qu’il en tirera en retour !), je m’en retourne, démoralisé et écœuré, à ce qu’il me reste : mon travail, mes élèves, seuls vestiges sur le champ de ruine de cette putain de grève du mardi 22 janvier 2013.

C’est mercredi matin, j’ai du travail".

 

Suivez l'instit'humeurs sur Facebook.