L'Etat de droit, totem d'immunité

Pour revenir sur la débauche de « solutions » à la menace terroriste lancées en tous sens au sein de la sphère politique depuis l’attentat du 14 juillet 2016, il doit être observé que certains ont proposé, le plus sérieusement du monde, de s’écarter de l’Etat de droit.

Manuel Valls, le 15 juillet 2016 au palais de l'Elysée, à Paris.

Du tac au tac, M. Eric Ciotti, à qui il était demandé quelles mesures pouvaient être prises dans le cadre de l’Etat de droit, a répondu « Si vous aviez vu les cadavres sur la promenade des Anglais, je crois que vous ne me poseriez pas cette question, parce que, eux, ils n’en parlent plus de l’Etat de droit» (oubliant dans cette envolée que les victimes concernées n’avaient au demeurant pas non plus la possibilité de s’élever contre son abolition, mais c'est probablement un détail) ; M. David Douillet a pour sa part clamé que la gauche était complètement sclérosée, « figée dans une posture en se réfugiant systématiquement derrière cette sacro-sainte Constitution » ; M. Nicolas Dupont-Aignan a quant à lui ajouté que « l’Etat de droit n’est pas un totem ».

 

Rappelons donc à ces trois honorables parlementaires que l’Etat de droit a pour objectif de limiter les pouvoirs de l’Etat en posant le principe de suprématie du droit afin d’éviter tout acte arbitraire, notamment de la part du pouvoir exécutif - ainsi nommé, soit dit en passant, parce qu'il est supposé exécuter la loi, pas la tordre dans le sens qui l'arrange.

S’il est possible de remonter à Montesquieu qui a théorisé la séparation des pouvoirs, le concept d’Etat de droit résulte de la réflexion de Hans Kelsen au début du XXe siècle, qui a défini cette notion comme « l’ État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s'en trouve limitée ».

Du concept d’Etat de droit découle notamment le principe de hiérarchie des normes juridiques.

La hiérarchie des normes impose à tout texte en vigueur d’être conforme au texte supérieur ; un décret doit ainsi respecter la loi, la loi devant quant à elle être conforme à la Constitution. C’est ce dernier texte qui incarne en France la norme supérieure, appuyée plus généralement sur ce que l’on nomme le « bloc de constitutionnalité », composé principalement de la Constitution du 4 octobre 1958, du préambule de la Constitution de 1946, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

Ce bloc de constitutionnalité constitue le socle de notre système juridique, plusieurs mécanismes permettant d’assurer la conformité envers lui des différents textes inférieurs.

S’écarter de la Constitution comme l’évoquent, de façon plus ou moins voilée, certains de nos élus reviendrait à modifier les textes de base de notre ordonnancement juridique, et notamment des textes aussi symboliques que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ainsi présenté, cela ressemble à un sujet de dissertation pour juristes, sans incidence dans la vie quotidienne de quiconque. Pourtant, c’est notamment ce texte qui assoit les principes d’égalité devant la loi, de droit à la sûreté et de séparation des pouvoirs.

Permettre aux pouvoirs exécutif ou législatif de s’affranchir aisément de la Constitution serait source d’arbitraire : quelle garantie auraient les citoyens (vous, moi, David Douillet…) que les pouvoirs qui leur sont confiés, ainsi déliés de cette contrainte, seraient utilisés conformément à l’intérêt général et dans le respect de certains droits fondamentaux ? Hormis l'assurance issue des promesses des hommes politiques concernés (qui n’engagent, rappelons-le, que ceux qui y croient), je dirais aucune.

S’écarter du droit à la sûreté pour permettre une rétention administrative des personnes qui n’ont commis aucune infraction permettrait, à terme, la neutralisation de tout individu qui s’opposerait aux positions étatiques. Les Etats ayant exercé ce type de prérogatives (URSS, Chine maoïste…) n’ont généralement pas laissé le souvenir de démocraties flamboyantes.  Par parenthèse, j’avoue que voir M. Manuel Valls affirmer que « si on met en cause ceux qui incarnent l’Etat, on met en cause l’Etat de droit et on attaque la République » me paraît particulièrement inquiétant à cet égard. Le premier ministre fait également fausse route en claironnant que « cette idée au fond que l’Etat ment, a quelque chose à cacher, alimente le doute, fracture l’Etat de droit » : cette idée, au contraire, que l’appareil étatique PUISSE mentir ou nuire et qu’il est ainsi nécessaire d’avoir la possibilité d’en contrecarrer l’action est à la base même de l’Etat de droit, à mes yeux. Aux yeux de Montesquieu aussi, d'ailleurs, qui rappelait que "tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser" et qu'il était nécessaire que "le pouvoir arrête le pouvoir".

S’écarter de l’Etat de droit, c’est s’autoriser à tomber dans l’arbitraire et se mettre à la merci des hommes et femmes (nécessairement faillibles) qui exercent les pouvoirs législatif et exécutif. Ça n'arrive pas qu'aux autres, voyez-vous ?