Dimanche 19 mars a eu lieu la Marche pour la Justice et la Dignité à Paris, entre Nation et République. Les revendications étaient nombreuses : contre les violences policières, mais aussi contre le racisme, la chasse aux migrants et la hogra (l’oppression en arabe). Reportage.
Par Salma Dahir
Dès 14 heures, une effervescence singulière se dégage du rassemblement, difficile à caractériser, entre la discipline des troupes de la Lutte Ouvrière et la fête qu'inspire la chanson Tonton du bled de 113, diffusée par une camionnette du Front Uni de l’Immigration et des Quartiers Populaires (FUIQP). Dans un contexte marqué par l’affaire Adama Traoré et plus récemment Théo, la manifestation a réuni entre 7 000 et 7 500 personnes selon la préfecture de police, 15 000 selon les organisateurs.
Dans cette foule, on distingue trois groupes : les organisateurs avec les familles de victimes de violences policières en tête de file, les partis politiques en fin de cortège et, entre les deux, des militants de tous bords éparpillés. On y voit par exemple des membres du Parti des indigènes de la République.
"Cette manifestation est une déclaration d'indépendance"
Nacira Guénif-Souilamas, sociologue et signataire de l'appel pour la marche, m'explique dans la cacophonie des slogans scandés et de la musique rugissante, les revendications portées par les signataires. "La revendication, c'est la fin de l'impunité policière, la fin du laxisme de l'Etat à l’égard des pratiques policières et d'une certaine forme de complicité de la Justice avec la Police, et la fin du racisme d'Etat", m'énumère-t-elle.
La sociologue revient sur la spécificité de l'organisation et les critiques d'instrumentalisation politique qui lui ont été faites. "Il faut parvenir à faire convergence, à bâtir des coalitions qui suivent les premiers concernés et non pas qui prétendent les précéder ou les instrumentaliser. Ça l’était jusqu'à aujourd'hui mais ce n'est plus le cas. Cette manifestation est une déclaration d’indépendance", me dit-elle en écho à la Marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983.
En effet, elle insiste sur la conscience politique des quartiers populaires face à un sentiment de "mépris généralisé" et une "menace permanente" des pratiques policières sur leur droit d’exister. Ce message s’est politisé. De fait, il est repris par les partis politiques présents à la Marche.
"On est là pour montrer notre solidarité et dire que ça suffit"
On retrouve en fin de cortège le Front de Gauche, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et la Lutte Ouvrière. À la sortie d'un traiteur chinois, le coordinateur du Front de Gauche, Eric Coquerel m'explique que Jean-Luc Mélenchon a plusieurs mesures concernant l’enjeu des violences policières. Parmi elles, la dissolution de la Brigade anti-criminalité (BAC) et la réinstallation de polices de proximité. Il dénonce une politique discriminatoire "socialement et racialement" concernant le corps policier. "On veut mettre en place le récépissé du contrôle d'identité, car on ne peut pas résumer ça à quelques bavures", affirme-t-il. Il ajoute qu’il y a une urgence pour tacler ce problème de transformer fondamentalement la politique sociale de la France. "On est là pour montrer notre solidarité et dire que ça suffit", résume-t-il.
De la même manière, Philippe Poutou, le candidat du NPA à la présidentielle, pense qu'il y a à la fois des réponses spécifiques contre les violences, comme lutter contre le contrôle au faciès et désarmer la police, mais aussi des réponses sociales liés au chômage. J'aborde avec lui les causes de la brutalité des forces de l'ordre. "Le problème de la violence policière fait écho à la violence de la société", établit-il avec vigueur.
Quelques pas plus loin, je discute avec son porte-parole, Olivier Besancenot, qui revient sur la convergence des luttes en soulignant que tout le monde peut être concerné par les répressions policières. Selon lui, il faut donner de la visibilité à l'enjeu du racisme car c'est un tabou politique. "Tu vis une pleine campagne électorale et à chaque fois que tu abordes ces questions-là, c’est pour plus de sécuritaire ou pour demander de se solidariser systématiquement avec les forces de l’ordre", déplore-t-il, entouré de dizaine de militants de son parti qui acquiescent en entendant ses propos. Il met en lien le racisme avec des particularités de la société française. "L'Etat français n'a toujours pas digéré son colonialisme, il suffit de regarder la Françafrique pour le comprendre", reprend-t-il.
Une convergence de façade ?
La présence des partis politiques a provoqué certaines interrogations dans les sphères militantes. Elles craignaient une instrumentalisation politique du mouvement, comme l'a évoqué le militant Abdoulaye Traoré dans une tribune publiée sur Mediapart le 11 mars. Les revendications, le poids politique et le carriérisme de certains acteurs de l'antiracisme laissaient beaucoup de personnes perplexes.
Une jeune militante de 21 ans, Jasmine, du collectif féministe antiraciste lyonnais Des Raciné.e.s, m'évoque ce débat interne. L'étudiante en deuxième année de Lettres a fait le trajet depuis Lyon pour assister à la Marche. Je la retrouve dans le cortège avec une pancarte, lunettes vintage sur le nez.
"Quand bien même il y aurait récupération politique, il faut montrer son unité", m’explique-t-elle. "Beaucoup de personnes avaient peur de la récupération blanche, car il ne faut pas oublier que les violences policières sont avant tout racistes", ajoute-t-elle. Jasmine pense que marcher avec des partis politiques ne signifie pas qu’elle s’affilie à eux, mais qu’en revanche, le nombre fait la force. D’après la jeune militante lyonnaise, ces questions doivent se poser, mais pas diviser.
La fin de la marche mais pas des revendications
Arrivée à République, la foule organisée se dirige vers les stands éphémères de barbecue et vers la scène où se déroulera un concert réunissant plusieurs artistes engagés comme Kery James, Youssoupha ou encore Médine. On reconnaît dans l’agora, les têtes de personnalités notoires comme Yassine Belattar ou encore Frédéric Lordon, figure emblématique du mouvement Nuit Debout. Au loin, on voit un peu de fumée de gaz lacrymogènes : des heurts ont éclaté entre quelques manifestants cagoulés et les forces de l’ordre.
Je retrouve Hanane Karimi, féministe et antiraciste, membre du collectif Vérité et Justice pour Houcine Bouras. Un pâle soleil, dissimulé sous les nuages gris, se couche sur la place parisienne. L'odeur de la viande grillée attirent les Marcheurs. En faisant le bilan de la journée, elle me précise qu'il y a eu "énormément de monde et que les organisateurs ont fait sauté tous les compteurs". Concernant le futur de la concrétisation politique de cette marche, elle évoque le mouvement Occupy Wall Street pour comparer la mobilisation à un tsunami avec des répercussions locales et parfois même dans les structures politiques.
J'aborde avec Hanane Karimi la démarche de Martin Luther King dans les années 1960 qui n'a pas su guérir le problème du racisme structurel aux Etats-Unis et l'interroge sur les remèdes à appliquer en France. "Je n'ai pas la solution, c'est tout l'enjeu de cette mobilisation pour que nos contestations politiques soient fortes", estime-t-elle. Et elle conclut : "Je suis plutôt optimiste à grande échelle et à long-terme."