La BD de la semaine : "Révolution", le premier chef d'œuvre de l'année

D'abord, soupeser l'album. 320 pages (de beau papier), un petit kilo sur la balance. Une couverture pas très engageante, avec une main tendue tenant un pistolet. Un titre en un mot, "Révolution". Un sous-titre en un mot : "Liberté". Un coup d'œil inquiet au dos de l'album pour voir si les deux autres tomes de cette trilogie s'intituleront bêtement "Egalité" et "Fraternité", histoire de s'assurer les commandes dans tous les CDI des collèges de France. Aïe. Le tome 2, "Egalité". Mais le tome 3 sauve la donne : "... ou la mort". Alors on ouvre. Et si vous êtes un lecteur normalement constitué, vous ne lèverez plus la tête lors des trois heures suivantes. Oui, trois heures, ce qui explique que cette BD, sortie début janvier, n'arrive sur Pop Up' que lors des vacances scolaires, quand les enfants ont été exfiltrés. Mais ça valait le coup d'attendre.

Ça parle de quoi ?

L'amateur de BD historique n'a jamais son content d'albums sur la Seconde guerre mondiale, mais n'est pas contre une incursion ailleurs de temps en temps. Ça tombe bien, la Révolution est une période assez peu explorée en BD (si ce n'est par le biais de personnages marquants, comme le très chouette Fouché de Nicolas Juncker et Patrick Mallet aux éditions les Arènes). Et le souci, c'est qu'elle ne va pas l'être de sitôt tant le duo d'auteurs Grouazel / Locard met la barre haut.

Oubliez vos leçons d'histoire, vos cours de troisième où vous avez retenu qu'en gros, les députés du tiers état bazardaient la royauté, le roi, Danton et Robespierre en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Nos auteurs nous racontent la Révolution vue à hauteur d'homme, d'acteurs méconnus de ce grand moment historique. On croise bien Saint-Just, Marat et Louis XVI, mais ils ne font que passer. Ce qu'on nous montre, c'est ce Paris qui grouille, qui conspire et qui a peur. Les petits complots, les discussions de salons, les angoisses pour trouver de quoi manger ou un lieu où dormir, les enfants crasseux de Paris et les forts des Halles qui lorgnent sur les greniers à blé remplis par ces faquins de fermiers généraux qui spéculent sur la famine du peuple de Paris.

Pourquoi on adore

Parce que c'est formidable, pardi ! On n'avait jamais vu la Révolution reconstituée sur papier avec un tel luxe de détails. Mais outre le côté graphique (une prouesse cela dit, car les auteurs travaillent à quatre mains, mais déceler les planches dessinées par l'un ou par l'autre est presque imperceptible), c'est le scénario qui vaut que vous précipitiez toutes affaires cessantes chez votre libraire. Le destin des personnages mis en scène s'entrecroisent imperceptiblement, sans qu'on sente qu'on a forcé le trait pour qu'ils se rencontrent. C'est de l'horlogerie scénaristique, qui fait curieusement écho à la France d'aujourd'hui, avec la révolte des "gilets jaunes" qui ont du mal à boucler leurs fins de mois. D'ailleurs, la présence d'un pamphlétaire qui complote pour le Roi qui a les traits d'Eric Zemmour n'est pas le seul clin d'œil jubilatoire de l'histoire. Bref, on est au niveau du chef d'œuvre.

C'est pour vous si...

... vous avez toujours trouvé bizarre que Monsieur Mougeot, votre prof d'histoire, commence son cours sur la Révolution en expliquant que le peuple qui avait faim avait pris la Bastille, sans autre forme de procès. Si vous vous êtes toujours demandé pourquoi Louis XVI avait autant "losé". Si vous êtes amateur des reconstitutions historiques soignées, comme ce qu'a fait Tardi dans Le Cri du peuple (sur la Commune de Paris). Si vous aimez qu'on vous raconte une histoire populaire des grands évènements, loin de la vie des têtes couronnées. Et même si vous vous êtes endormi deux fois devant Autant en emporte le vent (comme l'auteur de ces lignes) et que vous appréhendez un peu le côté fresque chorale du bouquin, allez-y les yeux fermés. Et savourez-le. Les auteurs ont mis cinq ans à pondre le premier, on espère juste que le second arrivera avant les Jeux de Paris en 2024.

Révolution, tome 1 : Liberté de Younn Locard et Florent Grouazel, éd. de L'An 2 / Actes Sud, 336 p. de bonheur, 26 euros. L'album, un temps épuisé, est désormais de retour en librairie.