Ça vaut le coup de lire le nouveau Corto Maltese ?

CASTERMAN

Dire que c'est un événement est un euphémisme. Corto Maltese est de retour, vingt-trois ans après sa dernière aventure. Le héros de bande dessinée iconique revient dans Sous le soleil de minuit (Casterman). Un tandem espagnol a repris la plume de son créateur, Hugo Pratt, vingt ans après sa mort. Ce 13e album est sorti en librairie mercredi 30 septembre. Que vaut-il ? Faut-il le lire ? Pop Up' vous répond.

Découvrez les premières planches de Sous le soleil de minuit, avec Sequencity.

 

Oui, si vous aimez Corto Maltese

Le même univers. Dès les premières planches, le ton est donné. Corto Maltese et son irascible acolyte Raspoutine se lancent dans une de leurs habituelles joutes oratoires. En quelques cases, le monde imaginaire du mythique marin maltais au charme insolent se met en place. Les rêveries, la poésie, l'aventure, le voyage, l'humour, l'ironie... Tous les ingrédients sont réunis.

Une histoire qui change mais dans la continuité. Si l'âme de Corto est préservée, le dessinateur catalan Rubén Pellejero – auteur des aventures d'un autre héros romantique, Dieter Lumpen – et le scénariste madrilène Juan Diaz Canalès – celui de la série de polars animaliers à succès Blacksad – ont aussi veillé à intégrer ce nouvel opus dans le corpus de l'œuvre prattienne. Les nouveaux pères de Corto ont exclu dès le départ de partir de son dernier voyage, sur l'île de Pâques, , préférant au contraire insérer leur nouveau récit dans les blancs de sa biographie.

Le héros explore certes un territoire qui lui était jusque-là inconnu, les grandes étendues sauvages de l'Alaska et du Grand Nord américain, sur les traces de l'écrivain Jack London – qu'il avait déjà croisé autrefois. Mais ses nouvelles péripéties se déroulent en 1915, soit au retour de son voyage dans le Pacifique et en Amérique du Sud, là où le lecteur l'avait découvert pour la première fois en 1967 dans La Ballade de la mer salée.

Le même style graphique. Sous la plume de son créateur, le marin n'avait cessé de changé de visage. Sous celle de son successeur, il se fige. Mais dans une synthèse. La casquette, l'habit de marin, la boucle d'oreille dorée... Le nouveau Corto ressemble trait pour trait à l'ancien. Pellejero respecte le dessin si caractéristique de Pratt, travaillant même au feutre et au pinceau, comme le faisait l'illustre Vénitien, afin de retrouver la "spontanéité du trait", explique-t-il au Monde.

Car tout le secret est là. "Il faut le dessiner vite, pour lui donner du mouvement", poursuit-il dans L'Express, racontant : "J'ai commencé par dessiner Corto de mémoire, sans album de Pratt sous les yeux, pour créer en quelque sorte mon propre personnage. C'est seulement ensuite que j'ai étudié de près la manière dont Pratt posait ses taches noires pour figurer les plis du caban de son héros ou la technique avec laquelle il représentait la mer."

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Non, si vous êtes fan d'Hugo Pratt

Une reprise trop respectueuse ? Pellejero et Canalès revendiquent leur amour pour Corto et leur respect pour Pratt. Et c'est sans doute là que le bât blesse. Ils multiplient d'ailleurs les clins d'œil appuyés, calquant parfois la construction de leurs planches sur celles de Pratt qui laissaient deviner une scène à travers une succession de gros plans graphiques et quasi abstraits (comme ici ou ).

Ils s'autorisent néanmoins quelques transgressions. Corto reste un libertaire humaniste, mais, dans les dialogues, il se révèle moins poète et moins rêveur, plus terre à terre et presque cynique et vulgaire. "Nous avons toujours dit que nous voulions agir comme des auteurs, pas comme des copistes de l'œuvre de Pratt", assure Pellejero. Mais, s'ils ne copient pas, leur reprise est très fidèle, voire policée. 

Une BD d'aventure. Les deux auteurs ont surtout voulu écrire une vraie BD d'aventure, sans doute plus accessible que celles d'Hugo Pratt. Ils la mènent donc à un rythme bien plus soutenu que ne le faisait leur prédécesseur. Si bien que leur héros passe d'une péripétie à une autre avec une certaine désinvolture et sans grand souci de transition.

Sur sa route, il croise des truands asiatiques, des prostituées américaines, des rebelles indiens, des révolutionnaires irlandais, quelques soldats canadiens, des explorateurs américains et anglais, et un détestable Allemand, entre autres. Une foule de protagonistes et autant d'intrigues entremêlées, au milieu desquelles le lecteur finit par se sentir un peu perdu, voire vaguement indifférent.

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Une reprise autorisée et très contrôlée. Contrairement à Hergé, qui ne souhaitait pas que Tintin lui survive, Hugo Pratt a toujours laissé la possibilité à son célèbre personnage de continuer à vivre sans lui. "Je ne suis pas choqué à l'idée que quelqu'un puisse un jour reprendre Corto Maltese", déclarait Hugo Pratt, cinq ans avant sa disparition, dans le livre d’entretiens De l’autre côté de Corto (Casterman).

Une personne en particulier a travaillé dès 2012 à la renaissance de Corto Maltese et fait en sorte qu'elle ne trahisse pas l'œuvre originelle : Patrizia Zanotti. Coloriste des albums de Pratt, proche du dessinateur dans les dernières années de sa vie, elle est aujourd'hui la légataire de ses œuvres, sur lesquelles elle veille scrupuleusement.

C'est elle qui a choisi Rubén Pellejero et Juan Diaz Canalès, les préférant à deux auteurs phares de la création française, Joann Sfar et Christophe Blain. Les deux hommes avaient réalisé dans le plus grand secret deux planches d’essai commandées par Casterman, l'éditeur historique d'Hugo Pratt, qui préparait alors son propre projet de reprise, raconte Le Figaro.

Un coup éditorial. Si cette 30e aventure de Corto Maltese a vu le jour, c'est aussi pour des raisons bassement mercantiles. Les éditeurs le savent et l'avouent sans détour. Pour qu'une série se vende, elle a besoin de nouveauté. Sans nouvelle parution, les ventes s'étiolent. Environ 30 000 par an, environ.

Casterman n'avait pas l'intention de laisser mourir à petit feu le célébrissime Corto Maltese. Sous le soleil de minuit paraît à 300 000 exemplaires au moins, dans une version couleur et une version noir et blanc – comme à l'époque d'Hugo Pratt – mais aussi dans un tirage haut de gamme pour les collectionneurs. Et il devrait d'ailleurs être suivi d'un autre tome d'ici deux ans.

Hugo Pratt avait cité Milo Manara, son ami et compatriote, comme potentiel successeur. Ce dernier avait décliné la proposition quelques années plus tard. Si Corto Maltese est une figure phare de la bande dessinée littéraire, il est aussi une œuvre trop personnelle pour être reprise sans être dénaturée.

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Sous le soleil de minuit, par Juan Diaz Canalès et Rubén Pellejero, Casterman, 88 p., 16 euros (en librairies depuis le 30 septembre).