Le problème avec Houellebecq

Michel Houellebecq à Paris, novembre 2014 (AFP PHOTO / MIGUEL MEDINA)

Sur les étals des libraires, la déferlante Houellebecq est annoncée pour le 7 janvier, à plus de 150.000 exemplaires. Et le sujet alimente la presse depuis la mi-décembre, à l'approche de la rentrée littéraire d'hiver.

Qui ignore encore le scénario de Soumission (Flammarion), prochain roman du lauréat du Goncourt 2010 ? En 2022, après deux quinquennats Hollande "calamiteux",  le candidat du parti de la "Fraternité musulmane" s'oppose, au second tour de la présidentielle, à celle du Front nationale Marine Le Pen. Fort du soutien des traditionnels partis de gouvernement, Mohammed Ben Abbes l'emporte, sous le regard de François, prof à la Sorbonne et spécialiste de l'écrivain fin de siècle Joris-Karl Huysmans (1848-1907). Un scénario qui en vaut un autre ? Pas tout à fait. C'est quoi, le problème, avec la fiction de Houellebecq?

Le rouleau compresseur médiatique

Premier hic : le torrent de bruits et rumeurs autour du livre, avant même que le public ne puisse juger sur pièces. Houellebecq + islam ? Carton annoncé, d'autant que le lauréat du Goncourt 2010 (pour La carte et le territoire, son précédent roman) est un des écrivains les plus vendeurs en France.

D'où un plan média tiré au cordeau : Flammarion a distribué les services de presse fin décembre au-delà, semble-t-il,  du cercle relativement fermé des critiques littéraires. Sur leur fil Twitter, quelques journalistes se sont fait un plaisir de partager leur lecture, extraits à l'appui. Tel Quentin Girard *, tout réjoui de constater que son journal existe encore, dans le scénario de science-fiction déroulé par Houellebecq :

Vincent Glad, lui, note que le romancier, une fois de plus, s'est servi dans Wikipédia, tirant de l'encyclopédie en ligne une explication sur la prophétesse grecque Cassandre. Une façon de rappeler son scoop d'il y a quatre ans : il avait déniché quelques autres emprunts dans La carte et le territoire. (Houellebecq, la possibilité d'un plagiat).

Aux fragments distillés par les réseaux sociaux s'est rajouté un autre buzz : Soumission a été piraté avant même qu'il ne soit disponible en librairie, à partir d'un jeu d'épreuves envoyées à la presse, selon le blog Aldus. Une première. Est-ce une impression ? La direction de Flammarion n'a pas poussé les mêmes hauts cris qu'en 2010, lors du piratage (après sa sortie) de La Carte et le territoire. Aurait-elle compris que tout ce bruit la sert plus qu'il ne la dessert ? Car la future parution du Houellebecq fait déjà couler plus d'encre que les 548 autres romans paraissant de janvier à mars 2015.

L'obsession de l'islam, et des identités simples

Ce nuage médiatique dilue un fond douteux. Les  journalistes Ariane Chemin et Grégoire Leménager avaient décrit en décembre 2010 dans L'Obs les affinités du romancier avec le droitier site Ring. Ring, ça ne vous dit rien ? Les éditions du même nom avaient  fait un tabac en publiant La France Orange mécanique, de Laurent Obertone, sur une supposée montée de la délinquance liée à l'immigration et occultée par la presse. Le livre avait été brandi par Marine Le Pen durant son passage dans l'émission "Des paroles et des actes", le 21 février 2013.

Ce discours se retrouve-t-il dans Soumission ?  Au début du roman, en musique d'ambiance : "les violences dans les banlieues" sont passées "sous silence" par les médias "de centre-gauche", remarque le narrateur, avant le premier tour de l'élection. La comparaison s'arrête là : Michel Houellebecq n'a pas écrit un essai, mais un roman. Davantage que des idées, il fait  passer un imaginaire. Filles en burqa à l'université, par exemple, dès la page 33. L'imagination est libre, mais elle dessine des obsessions.

Qui assure l'ordre social dans cette France de 2022 décrite par Houellebecq ? Une "Fraternité musulmane" qui  impose le voile aux filles, ramène la paix dans les cités et élimine le chômage en cantonnant les femmes à la maison. Qui incarne les rebelles ? Les identitaires, dépeints en lanceurs d'alerte bien informés, à défaut d'être écoutés. Qui fuit très vite le pays? Myriam, la jeune femme juive dont est épris François, le narrateur (selon cette définition houellebecquienne : "l'amour chez l'homme n'est rien d'autre que la reconnaissance pour le plaisir donné"). Où fuit-elle ? En Israël, que Michel Houellebecq décrit en victime d'attentats incessants perpétrés par "une branche dissidente du Hamas", sans un mot de contexte sur les Palestiniens. Qui aide Marine Le Pen à améliorer ses discours, dans le roman ? Le théoricien du "Grand remplacement" Renaud Camus. Etc.

A cette toile de fond se superposent des assignations identitaires. Dans ce livre qui tient de la fable, chaque personnage est résumé par son prénom. Le président (musulman) s'appelle Mohammed, la jeune juive Myriam, et le narrateur François. Zéro ambiguïté, zéro complexité : les identités ne sont jamais multiples.

L'art de la manipulation

Houellebecq tend donc aux lecteurs un miroir à facettes simples et craintes rancies. Manipulateur, le livre s'apparente à l'expérience de Milgram : il teste l'obéissance à l'autorité de l'auteur, et au récit proposé (c'est son côté amusant).

A quel moment le lecteur dit-il non au scénario construit dans Soumission ? Dès les prémisses, exposées ci-dessus ? Ou à la fin ? Tel que fantasmé par Houellebecq, l'islam devient la religion rêvée pour un mâle hétéro, source de paix sociale, porte ouverte à la polygamie et accès supposé aux vierges de 15 ans. Le rêve, tout bien réfléchi, pour le narrateur, homme vieillissant réclamant de la chair fraîche et soumise.  Et pour les autres ? Quels autres? Dans Soumission, pas plus dans les autres romans de Houellebecq, il n'y a de place pour l'altérité : seul le narrateur, double avoué de l'auteur, a quelque consistance.

La crise ou la déprime françaises servent de cadre à cette langueur première. Mais faut-il vraiment adhérer à ce conte pseudo-prophétique enchaînant clichés et fantasmes sous une plume - adieu Huysmans ! - plus mélancolique qu'inventive?

-> Soumission, de Michel Houellebecq (Flammarion, 21 euros, sortie le 7 janvier)

* Quentin Girard nous a précisé sur Twitter avoir juste récupéré l'ouvrage de son collègue (et critique littéraire) Philippe Lançon.  Dont acte. Mais Flammarion nous a confirmé avoir envoyé "beaucoup" d'exemplaires de presse, pour répondre à une forte demande.

 

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : Houellebecq