Incarnation de la lutte contre l'apartheid et de la réconciliation de la "nation arc-en-ciel', l'ancien président sud-africain Nelson Mandela s'est éteint jeudi 5 décembre à 95 ans, suscitant dans le monde une émotion rare et une pluie d'hommages. Retour avec son biographe, l'écrivain Jean Guiloineau, sur trois moments charnières d'un destin d'exception, couronné par le Nobel de la paix en 1993 :
5 août 1962. Nelson Mandela est arrêté. Pour action violente ?
Le régime d'apartheid est instauré en 1948. Dans la décennie qui suit, Nelson Mandela, avec d'autres, développe des techniques de lutte, des campagnes non-violentes inspirées de Gandhi, qui les avait inaugurées en Afrique du Sud. Les militants se faisaient arrêter en allant dans des endroits interdits aux Noirs pour montrer l’inanité de l’apartheid.
Cette décennie ne débouche sur aucun résultat concret. Il fallait faire sauter la porte fermée. L’ANC (Congrès national africain, le parti de Nelson Mandela en lutte contre l'apartheid) décide de saboter des pylônes et de passer à la lutte armée.
En 1959 et 1960, Nelson Mandela organise cette lutte armée et la théorise en la décomposant en quatre stades. Premier stade : le sabotage. Deuxième stade : la guérilla. Troisième stade : le terrorisme. Quatrième stade : la révolution. Lui n’a jamais dépassé le premier stade car il est très vite hors course. Il se fait arrêter le 5 août 1962, à un retour de voyage en Afrique pour être sorti du pays sans autorisation. Un an plus tard, en octobre 1963, l’état-major de la branche armée de l'ANC est arrêté à son tour. En 1964, Mandela est condamné à perpétuité pour "haute trahison".
Sur cette question de lutte armée, il faut se rappeler le contexte. Au début des années 1960, c'était l’époque des guerres d’indépendance en Afrique. L’Algérie a joué un rôle particulièrement important parce que la lutte armée contre les forces françaises avait payé, et permis de s'affranchir du pouvoir colonial. Or en Afrique du Sud, comme l'a dit l'écrivain Breyten Breytenbach, l’apartheid était "le stade ultime du colonialisme". L’Etat avait développé un appareil de répression qui avait un poids politique fantastique.
11 février 1990. Nelson Mandela sort de prison, filmé par les caméras du monde entier. Où trouve-t-il la force, à 71 ans, de négocier la fin de l'apartheid, puis devenir président, lui qui a été coupé du monde pendant 27 ans ?
Il avait été coupé du monde, mais il avait vécu en prison le changement d'époque. Dans les années 60 et 70, Nelson Mandela s'est retrouvé matricule 46664 à l'"école" de la prison de Robben Island où il était incarcéré. Robben Island était un bagne et une île-prison où passaient énormément de prisonniers politiques.
En 1976 ont éclaté les émeutes de Soweto. Les adolescents de cette banlieue noire de Johannesbourg protestaient contre l'obligation de suivre leurs études en langue afrikaans alors qu'ils souhaitaient évidemment les faire en anglais. Répression sanglante, avec beaucoup de morts. Débarque alors en prison une nouvelle génération, qui n’avait pas les mêmes comportements que ses aînés. Ils ne savaient pas même pas qui était Nelson Mandela ! Les politiques les plus âgés, comme Nelson Mandela, voient arriver des jeunes qui gardaient les mains dans leurs poches et n’ôtaient pas leur casquette devant le gardien-chef.
Autre source d'information, les autorités sud-africaines, qui ont commencé à aller voir Nelson Mandela dès les années 83-85. Pourquoi ces rencontres ? Parce que les années 80, avec l'arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l'URSS, sont celles de la pérestroïka en Russie. Elles vont amener la fin de l’apartheid.
D'ailleurs, les camarades de Nelson Mandela emprisonnés comme lui à Robben Island ont été libérés avant lui, à la fin 1989 quand est tombé le mur de Berlin. On l'a oublié, mais au temps de la guerre froide, l’Afrique du sud était considéré par l'Occident comme dans le "camp de la liberté". Une fois tombé le mur, cela devenait intenable pour les démocraties occidentales de continuer à soutenir pareil régime.
14 juin 1999. A la fin de son mandat présidentiel, il quitte le pouvoir sans regrets. Pourquoi ?
Nelson Mandela ne s’est pas accroché au pouvoir parce qu'il n'y tenait pas. Ce qu'il voulait, c'était mettre fin à l’apartheid. En 1999, comme un bon ouvrier, il est rentré chez lui, sa tâche accomplie.
Il s'est occupé de sa fondation. J'ai moi-même visité, en 1999, l'"école boulangerie"que cette fondation a installé dans le village où Mandela a vécu adolescent. Et, malgré de multiples visites de dirigeants étrangers, il s'est consacré à sa famille et à sa troisième épouse, Graca Machel, la veuve de l’ancien président du Zimbabwe, qu'il avait épousée en 1998 à 80 ans. C’était un politique animé non par une ambition du pouvoir, mais par une tâche historique à accomplir.
-> Nelson Mandela, de Jean Guiloineau, préface de Breyten Breytenbach (Petite Bibliothèque Payot, 9,65 euros)