Chaque année, selon la journaliste Anne-Marie Rocco, "150.000 enfants de moins de seize ans s'évaporent de l'Education nationale. Beaucoup d'entre eux sont atteints d'un mal peu connu : la phobie scolaire".
Ainsi advint-il de sa fille Justine, 15 ans, qui refusa un jour de remettre les pieds au collège.
Sur ce blocage, sur les portes fermées et la difficulté de se faire entendre, Anne-Marie-Rocco - grand reporter à l'hebdomadaire Challenges- et sa fille ont écrit un livre à quatre mains, Le jour où je n'ai pas pu aller au collège. Témoignage qui vaut aussi diagnostic des dysfonctionnements de l'Education nationale (publique ou privée). Compte-rendu :
Les raisons d'un blocage
"Un jour, écrit Justine, je n'ai pas pu aller en classe. Bien sûr, ce n'est pas une idée que j'ai eue comme ça, un matin en me levant, mais une suite d'événements qui a abouti à ce point de non retour". Quelle est cette chaîne d'incidents qui a déclenché le blocage, à l'automne 2007, un mois après la rentrée en troisième ? Analyse.
Les profs
Passée la stupeur, Anne-Marie Rocco a rembobiné le fil de la scolarité très moyenne de sa fille, émaillée d'alertes. Dix ans plus tôt, l'institutrice de grande section de maternelle avait attendu juin pour signaler: "je n'ai pas entendu la voix de votre fille de toute l'année". Et quand la mère catastrophée en avait demandé la raison à sa fille : "mais Maman, je ne l'aime pas". Comme beaucoup d'enfants, Justine fonctionne à l'affectif. Tant pis pour elle.
Cinq ans plus tard, en CM2, l'enfant est tétanisée par une institutrice obsédée par le futur taux de réussite des élèves en sixième, voire en classe prépa. Celle-ci aligne pour un oui, un non ou une consigne mal comprise "d'énormes zéros au stylo rouge", sans un mot d'encouragement. Découragée, Justine part vers le privé, mais reste aux yeux d'une partie des profs du collège une redoublante sans grand avenir.
Conséquence de ces ratés successifs, en quatrième, l'institution signifie à Justine un "avis favorable de passage en troisième en vue d'une orientation en filière professionnelle". Que l'adolescente, à 14 ans, ne soit tentée par aucune voie professionnelle n'entre pas en ligne de compte.
Les collégiens
Si encore les relations avec les autres élèves étaient au beau fixe...Mais tel n'est pas le cas. "Au collège, écrit la jeune fille (qui témoigne ci-dessous devant la caméra de France 2), il existe une hiérarchie au sommet de laquelle se trouvent ceux qui ont bonne "réputation", et que l'on qualifie de "populaires" parce qu'ils sont cool, à la mode et suscitent l'admiration des autres. Je rêvais de leur ressembler, mais c'était loin d'être le cas : moi, on ne me voyait pas". Ajoutons-y une fête d'anniversaire - pour ses 15 ans - qui tourne au cauchemar (des dizaines de vagues connaissances font la queue devant l'immeuble), la fréquentation souvent solitaire de la cantine et Justine, pourtant sociable, ne rêve plus que de s'éloigner de cet univers-là.
Que faire ?
C'est l'impasse. La mère pense que sa fille retournera dans les jours qui viennent à l'école, avant de saisir l'ampleur du refus. Energique, elle va frapper à toutes les portes. Parcourt l'éventail des psys avant de trouver le bon. Etudie la liste des écoles alternatives avant de constater qu'elles sont le plus souvent hors contrat et hors de prix. Quant aux collèges publics aux pédagogies douces, ils se comptent sur les doigts d'une main et sont archi-sollicités.
Le secours viendra du CNED - centre national d'enseignement à distance- qui conviendra parfaitement à Justine. Car les profs, estime-t-elle, sont plus neutres et bienveillants avec des élèves qui leur restent étrangers. Aidée par sa structure familiale, Justine passera donc le brevet en candidat libre - et le réussira- avant de réintégrer, au bout de deux ans, un établissement public.
Quelle réalité ?
Mais pour une Justine qui s'en sort, combien d'échecs silencieux ? Car ce témoignage débouche sur nombre de questions. Peut-on séparer hermétiquement la "phobie scolaire", refus traité comme une maladie (qui toucherait plutôt les classes moyennes et aisées ?), et l'"absentéisme" (qui toucherait davantage les classes populaires ?)? Les deux ne posent-ils pas problème à l'Education nationale et au collège tel qu'il fonctionne aujourd'hui ?
Les chiffres, eux, ne font pas la différence. Phobie, décrochage ou absentéisme, le "phénomène touche 116.000 élèves par an", écrit Anne-Marie Rocco, qui reconnaît qu'il s'agit d'une estimation. Le phénomène alarme d'autres pays : la radio-télé suisse romande parle d'1 à 2% d'élèves touchés en Suisse. Et au Japon, "le refus scolaire est devenu un fait de société".
Si le mal ronge toutes les classes sociales, on comprend, en voyant le parcours du combattant d'Anne-Marie Rocco, que les solutions ne sont pas à la portée des plus modestes ou des plus mal informés. Comment débrouiller l'écheveau labyrinthique des écoles "alternatives" ? Comment trouver des solutions pertinentes, accessibles et si possible gratuites ?
Le livre pointe aussi des dysfonctionnements connus depuis des lustres. Pourquoi persister dans un système de notation humiliante qui paralyse les plus faibles ? Pourquoi permettre encore à des profs - qui peuvent faire des dégâts considérables - de briser les plus fragiles ? Pourquoi cette pyramide élitiste qui éjecte un maximum d'adolescents puisqu' "un jeune sur cinq en France sort du système scolaire sans le moindre diplôme"?
Quelle "école idéale" ?
Puisqu'une adolescente prend enfin la parole, écoutons-la : il faut lire le le témoignage de Justine sur sa vision de l'école idéale. Ce qu'elle souhaiterait ? Que les profs cessent de courir après des programmes si démentiels qu'il faut toujours "les rattraper". Qu'on privilégie les commentaires encourageants plutôt que les notations humiliantes. Qu'on tienne "compte du rythme d'apprentissage de chacun". "Que les profs apprennent aux élèves "à aimer ce qu'ils transmettent".
Quelques-uns ont dû réussir puisque Justine a réintégré en première un lycée public, qui l'a mené jusqu'au bac. Elle l'a décroché avant d'entamer des études de communication, puis de publier ces jours-ci ce livre écrit avec sa mère. Pour elle, donc, happy end. Et pour les autres ?
-> Le jour où je n'ai pas pu aller au collège, d'Anne-Marie Rocco et Justine Touchard (Flammarion, 19 euros)