Au-delà de ce résultat, Bénédicte Manier, auteur de L'Inde nouvelle s'impatiente, souligne que le pays des Gandhi présente " un profil démographique exceptionnel : sa population dépassera celle de la Chine après 2028 avec 1,5 milliard d'habitants. La moitié de ses habitants - 600 millions- a aujourd'hui moins de 25 ans."
Et d'ajouter : "Dans la décennie à venir, un nouvel actif sur quatre dans le monde sera un Indien". Un bonus face à la Chine qui vieillit, et un atout pour le futur pays le plus peuplé du monde. Mais cette jeunesse réclame, surtout quand elle est urbaine, des changements urgents : l'égalité hommes-femmes, la lutte contre la corruption, davantage d'égalité des chances. Interview de cette journaliste bonne connaisseuse de la société indienne.
Dans cette campagne législative, est-ce que les principaux partis politiques (le BJP de Narendra Modi, le Congrès, mais aussi le nouveau "parti de l'homme ordinaire") ont pris des engagements spécifiques vis-à-vis de la jeunesse ? Se sont-ils adressés à toute la jeunesse ou plutôt à la jeunesse urbanisée dont vous parlez longuement dans votre livre ?
Bénédicte Manier : Les partis sont beaucoup adressés à la jeunesse, parce qu'elle représente une force électorale – la moitié des électeurs ont moins de 35 ans – et qu'elle est difficile à convaincre. Les principaux thèmes de la campagne ont porté sur des sujets qui les concernent: d'abord le développement, l'économie et l'emploi, qui sont des sujets de préoccupation primordiaux pour cette jeune génération adulte.
Un million de jeunes arrivent chaque mois sur le marché du travail et ils veulent une économie qui fonctionne, ainsi que des emplois stables et rémunérateurs, ce qui n'est encore le cas que d'une toute partie d'entre eux. Ils veulent aussi que l'Inde se dote d'infrastructures modernes (électricité, transports, communications, sanitaires...).
Ce sont aussi les jeunes qui ont fait de la lutte contre la corruption un des thèmes centraux de la campagne, parce qu'ils avaient massivement manifesté pour cela dans les rues en 2011. De même, les partis se sont sentis obligés d'inscrire à leur programme la lutte contre les violences à l'égard des femmes, après les manifestations des jeunes contre le viol en décembre 2012. L'électorat jeune a donc été particulièrement observé et courtisé. Pourtant, bizarrement, la campagne n'a quasiment pas abordé le thème de l'éducation. Or, les jeunes réclament tous une éducation de qualité.
Quelles promesses ont le plus de chances d'être tenues ? Va-t-il y avoir, sous la poussée de cette nouvelle génération, de réelles avancées dans les domaines de la lutte contre la corruption, de l'égalité hommes - femmes et du droit des minorités (même si Modi gagne), sans parler du problème des castes ?
Les Indien-ne-s attendent beaucoup du prochain gouvernement ; mais dans un pays de cette taille, où les lois sont rarement respectées, les réformes prennent toujours du temps. Même avec la meilleure volonté, la corruption ne peut pas être éliminée du jour au lendemain, parce que c'est une habitude culturelle ancrée, présente à tous les niveaux de la société.
De même, la sécurité des femmes et leur égalité avec les hommes exigeraient non seulement des mesures très volontaristes, très progressistes, mais surtout une évolution des mentalités : or, ce changement prend du temps. Quant aux minorités, on imagine mal un gouvernement Modi les favoriser, puisque lui et ses alliés s'appuient sur la suprématie de la majorité hindoue.
La jeunesse indienne, selon vous, pourrait jouer le même rôle que la jeunesse américaine, celle du baby-boom, dans les années 60 et 70. Vous pourriez en dire un peu plus ?
Même si les contextes culturels américains et indiens sont très différents, la conjonction d'éléments est comparable. La vague de jeunes baby-boomers américains avait amené un changement de valeurs et de comportements : ils avaient dopé le consumérisme, amorcé la révolution sexuelle, combattu pour les droits civiques, protesté contre le Vietnam et renouvelé la culture américaine.
Aujourd'hui, l'Inde connaît la même arrivée d'une vague massive de jeunes urbains, informés et critiques. Ils entrent dans la consommation de masse, et forment la première génération à bousculer les traditions, en revendiquant l'émancipation des femmes et des modes de vie plus libres. Ces « enfants de la mondialisation » disposent aussi d'un environnement culturel bien plus ouvert que leurs parents, d'un niveau d'information et de conscience politique élevé - qui explique les protestations de rue et leurs vives critiques du monde politique - et de très fortes aspirations d'ascension sociale. Dans la culture, ils apportent aussi un vent nouveau.
J'avance donc l'hypothèse que dans tous ces domaines, ces jeunes urbains feront évoluer la société indienne, jouant à terme le même rôle que les baby-boomers. Nous verrons dans quelques années comment ces évolutions se vérifient.
Est-ce que le poids de la jeunesse urbanisée ne risque pas d'accroître encore le fossé des inégalités qui s'est beaucoup creusé avec le boom de la croissance (villes contre campagnes, classes moyennes contre pauvres) ?
Le poids démographique de ces jeunes urbains aisés est très relatif : peut-être même pas 20% de leur génération. Mais leur influence culturelle et politique est énorme et il est clair que les politiques économiques de ces dernières décennies ont favorisé leur milieu : la classe moyenne. Ce qui a accru l'écart avec le reste de la population, puisque les inégalités ont doublé en 20 ans. Le BJP, s'il forme le prochain gouvernement, ne devrait pas dévier de cet axe : il s'appuie sur cette classe moyenne et va donc continuer de la favoriser.
De ce fait, plusieurs voix en Inde s'inquiètent d'un éventuel abandon des programmes d'aide aux pauvres. Mais cela comporte des risques. Si la hausse des inégalités se poursuit, et si la jeunesse démunie ne trouve pas de débouchés d'avenir, la situation pourrait devenir intenable socialement.
-> L'Inde nouvelle s'impatiente, Bénédicte Manier (Les liens qui libèrent, 17,50 euros)