La victoire de Steeve Briois à Hénin-Beaumont ? Les raisons de ce succès au premier tour des municipales? Pronostiquées et expliquées dans Bienvenue à Hénin-Beaumont, reportage sur un laboratoire du Front national.
La journaliste Haydée Sabéran raconte l'ascension du parti de Marine Le Pen, dans cette ville-symbole détenue par la gauche depuis 1945. Un récit en profondeur, qui restitue l'histoire singulière du bassin minier. Compte-rendu du livre de la correspondante de Libération dans le Nord-Pas-de-Calais, sous forme d'un drame en cinq actes.
Acte 1. La désindustrialisation
Au commencement étaient les mines, où se côtoyaient une trentaine de nationalités, Polonais, Italiens, Algériens, Marocains ... Une espérance de vie limitée pour ces hommes menacés par la silicose, mais l'assurance de nourrir correctement leurs familles. Sécurité sociale et logement étaient pris en charge par l'employeur. La dernière mine a fermé en 1970 et la désindustrialisation a fait des ravages en quelques décennies.
"L'agglomération d'Hénin-Beaumont, rappelle Haydée Sabéran, comptait 46,4% d'emplois industriels en 1975, 13,8% en 2008". Ensuite, le "peu d'emplois créés sur les sites réindustrialisés" se sont souvent évaporés. Parfois "après que les entreprises ont touché les aides". Voir l'usine Samsonite dont les repreneurs ont été "condamnés en 2012 à la prison ferme pour avoir sciemment provoqué la faillite de l'entreprise en 2007", explique La Croix. Conférer le site de Metaleurop dépollué avec "7,5 millions d'aides publiques" pour 126 emplois créés, contre 807 perdus.
C'est d'ailleurs, note la journaliste, à partir de la fermeture de Metaleurop Nord, en 2003 que le Front national commence à donner à ses discours des inflexions sociales.
Acte 2. Les ravages de la crise
Quoi d'étonnant si, sur ce fond sinistré, l'emploi public a pris de l'importance ? Au point que Gérard Dalongeville, maire socialiste de la ville de 2001 à 2009 avant d'être jugé en 2013 pour "dix-huit détournements de fonds publics, onze délits de favoritisme, six usages de faux et une corruption passive" est allé jusqu'à employer plus d'un millier de personnes (fonctionnaires et petits contrats confondus) pour une municipalité de 27.000 habitants ?
Coûteux ? Assurément, puisqu'il a plombé les finances de la ville. Clientéliste ? Certainement, puisque chaque emploi lui assurait cinq ou six votes. Mais ce travail était souvent la seule planche de salut pour des hommes et des femmes en détresse.
Il faut lire les statistiques égrénées par la journaliste : la ville compte 60% de non-imposables et 23% des foyers bénéficient du RSA. Dans la zone d'emploi Lens-Hénin, le chômage frôle les 18%. Dans ce contexte, les "économies" décidées au niveau national, par exemple sur les remboursements médicaux, ont des conséquences concrètes. Haydée Sabéran évoque ainsi "Cathy", agent d'entretien à mi-temps dans un organisme d'HLM, qui se prive de dépistage (frottis ...), faute de mutuelle. Ou, dans un autre registre, Michelle, qui se contente d'un "sachet de soupe" pour que son fils fasse des vrais repas.
Acte 3. Le naufrage du PS
Qui a tendu une main secourable aux habitants d'Hénin-Beaumont, pendant des décennies ? La Fédération du parti socialiste. Souvent contre une adhésion, elle aidait à obtenir un toit, un emploi...ou une place en maison de retraite. D'élection en réélection, le PS a fini par se croire tout-puissant, à s'enfermer dans sa bulle et à cautionner des comportements de plus en plus douteux.
Dans la ville, les errances de la Fédé socialiste (dont les journalistes Benoît Collombat et David Servenay ont raconté les dérives) ont pris le visage de Gérard Dalongeville, condamné pendant l'été 2013 à quatre ans de prison, dont trois ferme, et à 50.000 euros d'amende pour détournement de fonds public, comme l'explique Le Monde.
Décrit comme sans charisme, le divers gauche Eugène Binaisse, 74 ans, l'a remplacé aux commandes de la ville. Ce maire, souligne Haydée Sabéran, a remis de l'ordre dans les finances - mais les électeurs lui en seront-ils reconnaissants ? D'autant que Gérard Dalongeville, qui a fait appel de sa condamnation, se présente aux municipales, au risque de faire perdre son camp.
Acte 4. L'échec Mélenchon
Pourquoi dans ce contexte, malgré un électorat communiste existant, Jean-Luc Mélenchon, venu défier aux législatives de 2012 Marine Le Pen dans la 11e circonscription du Pas-de-Calais, celle d'Hénin-Beaumont, n'a-t-il pas réussi à se qualifier au second tour ?
Parce qu'entre communistes locaux et Front de gauche parisien, la greffe n'a pas pris, estime Haydée Sabéran. Elle revient sur ce duel hautement médiatisé, et sur ses conséquences. L'échec du parachutage Mélenchon a laissé un peu plus orphelins les nostalgiques d'une gauche défendant les intérêts des ouvriers (ou des chômeurs), et a brouillé davantage les lignes. A la journaliste de Libération, un sympathisant communiste confie avoir "voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour, et Marine Le Pen au deuxième (...). Je ne serais pas militant pour le FN, mais voter pour eux à cause de la colère, oui".
Acte 5. La montée du FN
Désindustrialisation, paupérisation, gauche discréditée localement par ses dérives, nationalement par son impuissance à lutter contre le chômage. Qui en ramassera les fruits, alors que d'anciennes entraides se dissolvent, au sein de la classe ouvrière ? Steeve Briois, militant du Front national depuis l'adolescence, qui se présente aux municipales de Hénin-Beaumont pour la première fois à 23 ans, en 1995. Il obtient alors 12% des voix. Son score grimpe à 22,7% à celles de 2001, 29% en 2008 et 47,6% en 2009, lors des élections anticipées qui suivent la chute de Gérard Dalongeville, en 2009.
Deux décennies qu'il laboure le terrain, souligne Haydée Sabéran. Il fait valser les vieilles dames aux repas dansants organisés par les associations de quartiers, rédige des lettres ou passe un coup de fil quand une aide est supprimée. Sur son blog, il rend compte du procès Dalongeville. Ou photographie à l'occasion des dégradations dans la ville, exploitant le thème de l'insécurité cher à son parti.
Et ça marche ? Si peu d'habitants avouent voter Front national, il n'en y a plus guère qui refusent de saluer sa tête de liste aux municipales, remarque-t-elle. Au fait, pourquoi Hénin-Beaumont est-il devenu si central dans la stratégie du mouvement d'extrême-droite, au point que Marine Le Pen s'y présente depuis 2007 aux législatives ou municipales ? Réponse de l'intéressée, interrogée par la journaliste de Libé : "c'est le symbole de l'abandon de la classe ouvrière par la gauche". L'ouvrage de Haydée Sabéran donne des clés précieuses pour comprendre ce qui se joue à Hénin-Beaumont et ailleurs, sur fond de crise persistante. Et d'absence de projet politique mobilisateur ?
-> Bienvenue à Hénin-Beaumont, reportage sur un laboratoire du Front national, Haydée Sabéran (La Découverte, 15 euros).