La face B de la chips

La semaine dernière, je vous avais proposé d'analyser la stratégie de séduction d'un paquet de chips irlandais. Je vous propose maintenant de décrypter l'envers du paquet.

Crisp_Real

Des mots et formules nous passent sous les yeux sans que nous y réfléchissions. Il est temps d'analyser en consommateur avisé  ce que nous ingurgitons hébétés. Mais ça ne sera pas facile.

Devant un paquet de chips, je perds la raison. Je suis dans leur cible. La chips est pour moi un produit compulsif addictif irrésistible. Face à un paquet je suis un labrador, cette race de chien réputée pour avoir perdu son instinct de survie face à la nourriture. Mettez un labrador dans un camion de bouffe, il mange tout jusqu'à la mort.

Avec les chips, je suis pareil, mon radar est brouillé. J'avale tout, même si je sens que ça ne passera pas. Ouvrir un paquet de chips est un voyage des sens. Craquement de la chips, le gras qui coule au fond de la gorge et le sel qui fond sur la langue. C'est simple, si j'ai un paquet familial en réserve, je le mange seul devant ma télé sans broncher.

Je ne suis pas le seul à être addict. La chips est un marché mondial. Les anglosaxons la prennent à tous les moments, en collation. Mais dans les pays plus latins à trois repas aussi. En France, la chips gagnent du terrain grâce à conjoncture.  « Les chips font partie de ces produits anticrise vers lesquels les Français se reportent lorsqu'ils sortent moins au restaurant, explique Arnaud Cordelle le président d'Intersncak France. Elles permettent de se faire plaisir à bas prix."

C'est vrai. 2€40 dans le TGV. Mais bon, 35 grammes seulement, le transport émotionnel fut court.  Mais au moins, je suis lucide (et frustré) pour tenter de répondre aux trois questions qu'on est en droit de se poser.

  1. Qui fabrique ce produit ?
  2. Comment a été fait le produit ?
  3. Quel ingrédients, apports nutritifs ?

Qui fabrique ? Fabrication – tous les chemins mènent aux mêmes groupes.

Les chips Real appartiennent au groupe Tayto, un fabricant traditionnel de l'Irlande. Une institution en Irlande. Tayto est synonyme de chips là-bas. On raconte même que "Tayto" vient de la difficulté du fils du fondateur du groupe, Eric Murphy, à dire "Potato" (Po-Tey-tow). Il disait : "tayto". C'est resté. C'est peut-être vrai, sinon c'est du bon story telling. Autre anecdote : en 2007, le groupe a présenté sa mascotte Mr Tayto, aux élections législatives irlandaises pour faire sa promo. On a eu Coluche, ils ont eu Mr Tayto…

Voilà, ça c'est pour la tradition, car toute mention de Tayto a disparue. Ces chips ont été rebaptisées "Real" et le groupe Tayto a été racheté par Largo Foods. Ils ont homogénéisé le message publicitaire et créé un groupe de marque à vocation globale. Real s'exporte dans toutes les langues et transmet le message avec le nom de la marque : ce sont des chips authentiques car elles sont réelles.

Largo Foods est irlandais mais est détenu à 15% par Intersnack un spécialiste du "grignotage". (J'adore l'expression) dont le siège social se trouve à Cologne. Ce groupe est une multinationale née de la fusion franco-allemande Bahlsen et Vico. Une union heureuse à l'image du joli sourire arboré par la fille au milieu de son champ de tournesol sur le site du groupe.

Les produits de ce groupe sont commercialisés dans plus de 70 pays dans le monde.  Sa filiale française, Intersnack France, commercialise les marques Monster Munch, Vico, Curly et Apericube, ça vous dit non ? Donc pour revenir à nos chips RealTM on est bien loin de la tradition irlandaise.

Il m'a fallu du temps pour trouver cela. Les ramifications sont difficiles à trouver. Il paraît que ça bouge tout le temps. Pour vous repérer dans l'agroalimentaire, sachez qu'en gros, tous les chemins mènent aux mêmes groupes. Cet article du Figaro montre une carte qui le dit mieux que tout. Si vous n'êtes pas assez curieux, retenez que sur le secteur du snacking salé, c'est PepsiCo le leader incontesté.

Comment fabrique ? Fait comme à la maison mais en usine

Les chips sont dites "hand cooked." L'équivalent français de "faites maison".  En France on ne peut pas prétendre que son produit est "fait maison" sans raison. C'est réglementé. D'après la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, une direction du ministère de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique (il y aurait un article à faire sur ces noms), "tout produit maison ou fait maison signifie que le produit est préparé de manière non industrielle, sur le lieu de vente."

Ici ce n'est pas le cas. Tout est fait en usine. Le seul élément authentique, ce sont les ingrédients. De vraies pomme de terre de la vraie huile, du vraie sel. Mais sinon rien d'artisanal. Alors pour  contourner l'obstacle, les marketeurs de Largo Foods conservent le texte en anglais. Ils ont le droit. Seuls les ingrédients, le grammage et la présence éventuelle d'allergène doivent être mentionnées en français d'après la loi.

Alors pour tout ce qu'ils ne peuvent pas prouver, ils le mettent en anglais : "When it comes to crisps we don't mess about. Oh no. We pick the best potatoes, slice them leaving the peel on, and then hand cook them. "

Au-delà de l'humour ("on ne plaisante pas avec les pomme de terre"), le texte affirme que la cuisson est maison, littéralement à la main (hand cook). et en anglais, ça passe. D'ailleurs il y a effectivement une intervention manuelle : ce sont des êtres humaines qui écartent les pommes de terre louches du tapis roulant qui les mène à la machine à découper. Mais c'est du manuel industriel.

Ils disent aussi : "we pick the best potatoes." Faux. Ils ne prennent pas les meilleures, mais enlèvent les moins bonnes. "To pick" signifie ramasser, sélectionner. D'ailleurs dans la division des tâches tayloriste en logistique, on appelle ça  le "picking". Il consiste à trier les produits pour les mettre dans des colis pour expédition. Ici, ce sont les pommes de terres dont la destination est un paquet de chips. Une activité surtout féminine, les femmes étant considérées comme plus soigneuses, avec leurs doigts de fées.

Les pommes de terre sont lavées à la sortie du camion pour que le sable n'accroche pas. Elles voyagent sur un tapis roulant vers une machine à tambour qui leur enlève leur peau et là, les personnes chargés de les sélectionner par les yeux les pomme de terre louches interviennent. Puis, elles sont débitées en lamelles, relavées pour enlever l'amidon et l'excès d'eau, puis plongées dans l'huile. "Trempez-les dans l'eau, tremper-les dans l'huile", c'était donc ça. Elles sortent ensuite toute dorée, ondulée, il les assaisonnent mais là, c'est top secret. Il paraît... (je n'ai pas été en usine). Pour plus de détail je vous invite à lire cet article du Courier International très rigoureux sur la chips. Les miennes sont natures.

Quels ingrédients ?  Storytelling de la chips.

Après les lasagnes au cheval), la vache (folle), on aurait les chips naturelles ! En l'occurrence, elles sont vraiment faites à partir d'ingrédients naturelles et sans additifs.

Ingrédients_chips_Real

D'après le paquet, on a des pommes de terre, de l'huile de tournesol, et du sel de mer. L'huile de tournesol est riche en acides gras insaturés, donc bonne pour la santé. Et en plus, le tournesol a la réputation de réduire l'azote des sols cultivés. Donc un peu durable. C'est parfait, mais ce n'est pas très excitant.

Pour rendre des chips mythiques, il faut une légende. Vous ne le savez peut-être pas mais tous les Britanniques et Irlandais le savent, c'est Tayto qui a inventé le premier assaisonnement. Le fabricant originel des chips de la marque "Real" a marqué l'histoire de la chips.. Le premier paquet avec arôme a été mis au point fin des années 1950 par Joe Murphy, le fondateur de Tayto. Ça n'est pas prouvé, mais la légende est restée. Tayto. A inventé les chips "Fromage et oignon".

Une légende est fondamentale pour les produits alimentaires. Il faut à la base une recette, un truc maison, un secret de grand-mère bien gardée, une trouvaille que les autres produits n'ont pas. Par exemple, Francis Leigh Smith, le fondateur de Smith’s Potato Crisps Ltd, et ses chips Salt'nShake ,a inventé son produit dans les pubs londoniens des années 1920 en constatant que les salières des comptoirs se vidaient trop rapidement. Chaque paquet de cette marque contient des chips nature et un petit sachet de 0,6 g de sel à secouer (shake). Info ou intox ? L'histoire fonctionne bien.

Logo des chips Smith Salt'n Shake

Tous les grands produits ont leur légende. Regardez Coca-Cola. Toutes les rumeurs existent sur la boisson la plus connue et la plus bue au monde. On raconte qu'il est fait à base de cocaine, que Coca-Cola a inventé le père Noël, que la boisson dissout tout comme de l'acide La légende qui pourrait être faite maison serait que le produit est à l'origine un remède sans bulle vendu par un pharmacien d'Atlanta. Et que, un jour, un serveur de bar aurait servi de l'eau gazeuse dans un Coca à un poivrot qui se plaignait bruyamment de son mal de tête. Le poivrot fut enchanté, le Coke était né…