Il y a des affaires, comme ça, qui déchaînent les passions, fâchent les ami-es, placent irréductiblement les un-es et les autres face à leurs contradictions. Des affaires comme celle de Bertrand Cantat. Où l'on n'a pas envie d'y croire. Ou bien, si l'on a pas le choix, tant les faits sont accablants et les preuves difficiles à mettre en échec, où l'on voudrait s'accorder le droit de "faire la part des choses".
Parce qu'on l'a adoré, Cantat. Parce que ses textes, sa gueule, sa rage sur scène ont eu un vibrant écho en l'adolescent-e révolté-e, forcément révolté-e, que nous fûmes dans les nineties, nous qui écoutions Tostaky en boucle en écrivant des poèmes plagiaires dans nos chambres verrouillées à double tour tandis que tout ce qui se passait au dehors, nos parents qui nous appelaient à table comme le capitalisme ravageur, ne méritait que notre mépris.
Quand Bertrand Cantat a tué Marie Trintignant à coups de poing, nous étions déjà adultes. Pourtant, certain-es d'entre nous ont rêvé la scène en drame romantique. Il fallait bien autant d'illusions venues de la littérature des siècles passés pour voir dans ce sordide fait de violence conjugale une illustration de la passion amoureuse. Ainsi sommes-nous culturellement fondé-es, Français et Françaises, à la fois peu clair-es avec la distinction entre amour et possession, force des sentiments et légitimité des coups et complaisant-es avec ce qu'on nomme curieusement le "crime passionnel".
D'autres ont lu l'événement comme un "accident". Une histoire de radiateur mal placé. Une mauvaise chute. Une soirée arrosée qui se termine mal. Ce sont celles et ceux qui ont aussi parfois avancé l'argument d'une "Marie Trintignant provocatrice" ou bien "instable", "chiante", "insupportable", "tête à claques". Sans la connaître. Sans mettre en cause non plus le lien entre prétendue "provocation" (de la victime) et "justification" des coups portés (par le coupable). Comme si le meurtre trouvait sa logique dans la personnalité de la victime. Plus même là pour l'exprimer, précisément, sa personnalité.
Et la personnalité de Bertrant Cantat ? La tête basse et des larmes pleins les yeux, il a ému, sur le chemin de sa cellule lituanienne. On a presque cru à sa repentance, quand après avoir purgé la moitié de sa peine, il a retrouvé l'air libre. Ses amis du rock, Hubert-Félix Thiéfaine et Les Fatal Picards, lui ont dédié de chaleureux textes de soutien. Les féministes qui se sont indignées de son retour triomphal sur scène sont passées pour des hystériques acharnées dont le combat "anecdotique" aurait été déplacé : je me souviens d'un billet de blog hébergé par un média très respectable qui niait purement et simplement le lien entre l'affaire Cantat et le fait de société des violences faites aux femmes. Ah bon?
Le long message téléphonique laissé par Kristina Rady, l'ex-femme de Bertrand Cantat, à ses parents, quelques semaines avant son suicide et aujourd'hui révélé par le livre de Stéphane Bouchet et Frédéric Vézard, permet-il encore d'éviter de faire le lien entre Bertrand Cantat et la violence conjugale? "Le coude tuméfié" ou "la dent qu'elle a failli y laisser", entre autres, lors d'une dispute, sont-ils toujours le fait d'un radiateur mal placé?
Les fans et celles et ceux qui ont encore un coeur d'adolescent-e révolté-e (par presque tout sauf la violence faite aux femmes) que Tostaky fait toujours palpiter n'apprécieront pas qu'on pose seulement la question. Parce que la réponse y est contenue, évidemment : la passion selon Cantat fait aussi mal que la passion selon le voisin beauf et bedonnant qui cogne le soir en rentrant. Il n'y a pas de poésie, il n'y a pas de musique, il n'y a pas d'amour dans cette passion-là. Il n'y a que l'assourdissant silence qui monte des tombes des femmes mortes sous les coups et/ou le harcèlement d'un conjoint, célèbre et rock'n roll ou pas.