Je n'ai pas d'enfants. Pas encore. Et pourtant, ces derniers jours j'ai beaucoup pensé à eux. Et à leurs parents. L'ignominie de cet attentat perpétré à deux pas de la mer. Les images insoutenables jusqu'à l'apoplexie en boucle sur nos écrans. Cette course à l'audimat et la ligne rouge franchie dans la représentation de l'immonde. Ces familles décimées un soir d'été, ces destins sacrifiés un 14 juillet. La récupération politicienne, jusqu'à la nausée. Les supputations des experts, néo-sachants cathodiques.
Qui était cet homme ? Quelles étaient ses motivations ? Comment peut-on se "radicaliser" aussi vite ? A-t-il ou non des liens avec les réseaux terroristes ? L'enquête fera la lumière sur ces questions en temps et en heure. Mais aujourd'hui, nos boîtes crâniennes ne sont pas calibrées pour appréhender ces fous, ces loups solitaires, qui frappent aveuglément. Nous ne sommes pas préparés à ce nouveau choc. Comment penser l'impensable ? Comment comprendre ce qui n'a aucun sens ? C'est un "trou" dans la pensée. Pour le surmonter, il nous faut l'affronter. Après l'attentat du Bataclan, j'avais essayé de décrypter la stratégie de communication de Daesh. Ou plutôt, celle qu'il nous impose et qui tient en trois temps : susciter la peur, recruter de nouveaux terroristes, conforter les djihadistes sur les fronts syriens et irakiens notamment.
Radicalisation rapide ou non, amalgame ou non, Daesh en profite et se joue de nos peurs. Nous sommes bien en guerre. Une guerre physique et médiatique. Emouvoir l'opinion via des images toujours plus "trash", intimider la France et les Français, et par ricochet, le monde entier, prendre l'ascendant psychologique et faire douter de la capacité de notre pays à lutter contre cette terreur, tenter de nous diviser, nous qui prônons la liberté, l'égalité et la fraternité... Pas de doute, il s'agit de surfer planétairement sur ces horreurs. La contagion émotionnelle est à son comble. Les récits des tragiques nuits, celle du Bataclan et aujourd'hui de Nice, se multiplient.
Et c'est bien là le but des terroristes : toucher à l'intime et s'en prendre à nos lieux de vie, nos lieux de joie. En d'autres termes, notre géographie personnelle qui en temps de paix est une enveloppe protectrice. Et puis tirer parti d'une deuxième onde de choc. Plus sournoise, plus insidieuse, tout aussi traumatisante. En partageant instantanément notre douleur sur les réseaux sociaux, en images et en mots, nous sommes tout à la fois solidaires et prisonniers de cette haine que nous propageons à notre corps défendant. Comme l'écrit justement Stéphane Koch, "les contenus partagés sont à prendre comme autant d’éclats de cette déflagration/explosion émotionnelle. Ils vont affecter et blesser notre psychisme durablement (le traumatisme se créer aussi par le partage d’expérience traumatisante)". C'est précisément ce que cherche à faire Daesh. Une seconde déflagration. Des dommages psychiques collatéraux.
Pour tenter de déconnecter d'avec cette réalité, je me suis rendue hier au Mac Val, le musée d'art contemporain niché à Vitry-sur-Seine. Au coeur de l'exposition "Vertigo", une oeuvre m'a particulièrement frappée. Trente-et-unes plaques de marbre gravées. Elles se suivent. Bien alignées. Sur chacune d'elles, le mot anglais "Mercy". Pitié. Trente-et-un ex-voto avec des dates incrustées. Toutes les guerres du vingt-et-unième siècle. Sans discontinuer, les combats s'enchaînent. Pas un temps de paix. Pas un moment de répit. "Nous autres Occidentaux prétendons diffuser des valeurs universelles au monde mais la réalité est que nous avons une culture de la guerre profondément ancrée en nous" explique Laurent Bigot dans une chronique publiée sur Le Monde. C'est vrai. Oui, il nous faut instamment repenser notre rapport à l'Autre et au monde. Oui, il nous faut lutter contre l'instantanéité et le prêt-à-médiatiser. Oui, ce trou dans notre pensée, nous devons le combler. Agir enfin "pour" et non "contre". Trouver des solutions, éviter les incantations. Ne pas laisser la haine et le populisme l'emporter. Jamais. Plus jamais.
Anne-Claire Ruel
Coup de cœur, coup de gueule, coup de poing, n’hésitez plus : venez débattre et tweeter. Cette page est aussi la vôtre vous vous en doutez. Pour "Fais pas com’ Papa", un seul hashtag : #FPCP et une seule page Facebook : Fais pas com' papa.