Les sans-dents ou la tyrannie des mots en politique

François Hollande lors d'un sommet de l'Union européenne, le 31 août 2014, à Bruxelles (Belgique). (ALAIN JOCARD / AFP)

Malaise au plus haut niveau de l'Etat. Après une première réaction aux propos tenus par son ex-compagne, lors de la conférence de presse de clôture de l'OTAN, François Hollande a décidé de récidiver et d'enfoncer le clou en accordant une interview au Nouvel Observateur à grand renfort de storytelling : "Vous croyez que j'ai oublié d'où je viens ? Mon grand-père maternel, petit tailleur d'origine savoyarde, vivait avec sa famille dans un modeste deux-pièces à Paris. Mon grand-père paternel, lui, était instituteur, issu d'une famille de paysans pauvres du nord de la France. Et vous croyez que je pourrais mépriser le milieu d'où je tiens mes racines, ma raison de vivre ?". La raison de cette nouvelle intervention ? Sans conteste, l'expression "sans-dents". Dévastatrice, elle l'oblige aujourd'hui à "fendre l'armure". Ironie du sort, la seule fois où il s'est harsardé à cet exercice périlleux -associer sa petite histoire personnelle à la grande- c'était précisément le 22 janvier 2012, lors de son discours du Bourget*. Julien Longhi, spécialiste de sémantique, revient sur l'expression "sans-dents" et son impact en termes de pouvoir symbolique. Interview.

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Julien Longhi est maître de conférences en sciences du langage, à l’Université de Cergy-Pontoise (IUT). Il a notamment co-signé un "Dictionnaire de pragmatique" aux éditions Armand Colin. Pionnier de l'analyse de la communication politique sur Twitter, il vient de publier "Les discours institutionnels en confrontation" aux éditions de L'Harmattan, dans lequel il revient sur la communication digitale du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault  à l'aune des débats sur le "mariage pour tous".  Disclaimer : j'enseigne dans la même Université.

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  •  En communication politique existent des éléments de langage "choisis" et puis parfois, des mots "subis". Ceux prononcés en "off", même si cette expression n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui. En quoi l'expression "sans-dents" est-elle symptomatique de la nouvelle "tyrannie des mots" en politique ?

Julien Longhi : Le contexte dans lequel elle aurait été prononcée est complètement occulté au profit de sa puissance évocatrice. Rendre publique une expression, délivrée dans un contexte privé, montre à quel point les mots en politique exercent une forme de tyrannie. Ce qui est présenté comme une plaisanterie formulée dans un cadre privé est aujourd'hui interprété comme un énoncé idéologique et publique. A cela s'ajoute la puissance dévastatrice de l'expression "sans-dents". Elle fait référence dans notre imaginaire collectif à un mythe. De tout temps, les "sans" sont un paradigme dans l'histoire et la littérature française. Sur le sujet on peut relire Jacques Guilhaumou et "La parole des sans". Les "sans-culottes", "les sans-abris", les "sans-papiers"... Les "sans" résonnent comme une catégorie emblématique, capable tout à la fois d'évoquer la lutte sociale et le rapport conflictuel au pouvoir, dans lequel -précisément- devrait s'incarner le socialisme.

  • Alors même que les partis républicains ne s'adressent plus directement au peuple, cette expression le convoque pour le qualifier de manière extrêmement péjorative. Le déferlement médiatique qui a suivi vient-il de ce hiatus ?

Julien Longhi : Oui, les discours sont censés répondre aux préoccupations des citoyens, or les politiques ne s'adressent plus du tout à eux, hors contexte électoral. Ils parlent aux journalistes ou envoient des messages à leurs concurrents, provoquant par la même un brouillage énonciatif : en réalité ils ne parlent pas aux gens auxquels ils s'adressent. Pire, les politiques se servent des questions posées comme d'un prétexte pour marteler leurs formules pré-construites. Les problèmes concrets sont oubliés au profit des éléments de langage déconnectés des problématiques évoquées. Le paradoxe c'est que le FN, même s'il adopte la même stratégie, s'en sort mieux en convoquant le "peuple" dans chacune de ses interventions.

  • Finalement, de l'argumentation logique, nous sommes passés à l'imposition de mots "totem". Cette dérive explique-t-elle pour partie la déconnexion entre les élus et les citoyens ? La politique est-elle devenue "hors-sol" ?

Julien Longhi : Les communicants tentent à coup de petites formules d'imposer leurs mots "totem" effectivement. Finie la bataille des idées, aujourd'hui, ce sont les mots qui l'ont emporté. Parfois même, dans une sorte d'anticipation citationnelle, les politiques se servent de ces mots prononcés en discours comme des hastags sur Twitter. Avant les petites phrases étaient citées à partir des discours, aujourd'hui on en arriverait presque à ce qu'un discours soit une somme de petites phrases.

  • Alors dans ce contexte, qu'est-ce qu'un bon élément de langage ? Comment ne pas diluer la parole politique ?

Julien Longhi : C'est d'abord et avant tout, une expression qui évite l'écueil de la polysémie et qui prémunit de toute ambiguité. On le voit, il y a une vraie guerre sur l'usage des mots au sein de partis. Les écologistes ont ainsi dû renoncer à l'expression "développement durable". Trop utilisée, son sens s'est dilué. Penser les mots comme décrivant la réalité sociale, c'est aujourd'hui une illusion. C'est par l'usage des mots qu'on construit la réalité.

Anne-Claire Ruel

* Extrait du discours du Bourget : «Je suis socialiste. La gauche, je ne l’ai pas reçue en héritage. Il m’a fallu décider lucidement d’aller vers elle. J’ai grandi en Normandie dans une famille plutôt conservatrice. Mais cette famille m’a donné la liberté de choisir, par son éducation. Je remercie mes parents. Mon père, parce qu’il avait des idées contraires aux miennes et qu’il m’a aidé à affirmer mes convictions. Ma mère, parce qu’elle avait l’âme généreuse et qu’elle m’a transmis ce qu’il est de plus beau: l’ambition d’être utile.»

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