Sur les chaînes d'information continue étrangères, ce samedi 24 novembre, des images de "guerre" s'enchaînent jusqu'à la nausée. Le bruit des bottes chargeant des gilets jaunes, massés derrière des barricades dressées à la hâte, résonne. Les canons à eau se font menaçants. Et puis le gaz et le silence, qui s'en suit inévitablement pour retenir sa respiration, avant se retourner et faire front, sature l'atmosphère. Au milieu de ce chaos, la détermination des manifestants frappe. Derrière la taxe, la grenade. Face au pouvoir, la colère. Inextinguible. Alors que le mouvement tente de se structurer, non sans créer de tensions internes, la mise en place du prélèvement à la source en janvier promet de raviver l'exaspération des foules. Ni l'intervention laborieuse d'Emmanuel Macron ce jour, ni la trêve hivernale ne semblent pouvoir inverser le cours de l'histoire.
Car, au sein des foyers, la lecture de la fiche de salaire, délestée de centaines d'euros, ne peut être qu'une bombe à déflagration qui explosera inévitablement dans les mains de l'exécutif en ce début d'année. D'une part, en raison des habitudes ancrées, doublées d'une forme de nécessité. Nombreux sont les foyers qui attendent le dernier moment pour réunir les fonds nécessaires au paiement de l'impôt et s'assurer ainsi un peu de souplesse dans la gestion de leur trésorerie annuelle. D'autre part, il n'est pas rare de faire appel à la solidarité familiale pour certains, quand d'autres foyers utilisent leur crédit pour faire face à ce prélèvement. Et parmi cette population, beaucoup de femmes seules avec enfants. Ce n'est pas un hasard si ce mercredi 26 novembre, sur l'antenne de BFM TV, l'un des représentants des gilets jaunes, parfaitement rôdé aux codes cathodiques, a brandi face caméra une photo d'un réfrigérateur vide présenté comme celui d'une mère de famille ayant rejoint le mouvement. Allégorie de la vie menée sur un fil. Ce n'est pas un hasard si ce sont précisément ces femmes, qui se sont mobilisées ces derniers jours, à l'appel des gilets jaunes, pour faire entendre leur désarroi. Car la taxe sur les carburants est avant tout révélatrice d'un mal être général pour l'ensemble de ces populations fragiles. Sans avoir le luxe de penser à demain, elles ont l'impression de perdre leur vie à travailler. Qu'importe notre système redistributif initialement favorable aux plus démunis, il ne changera pas leur perception de la situation.
Ce début d'année 2019 risque d'être éruptif tant cette réforme touche également à l'intime des foyers, cette géographie personnelle et confidentielle, comme le rappelle Alexis Spire pour Alternatives Economiques : "Le fait qu’en France, l’impôt sur le revenu soit conjugal ou familial complique considérablement le prélèvement à la source. Il pourrait notamment être problématique pour les femmes qui vivent en couple avec un conjoint mieux payé qu’elles et qui vont être confrontées au choix suivant : soit conserver le taux du ménage au risque d’informer leur employeur qu’elles vivent plus confortablement que ne le laisse penser leur salaire, soit opter pour le taux neutre au risque de faire augmenter les impôts de leur conjoint. Cette réforme en apparence technique va donc quand même modifier, au moins dans les premiers mois, les arrangements implicites qui existent dans les ménages et les entreprises, entre les conjoints ayant des revenus différents, et entre collègues ayant des situations familiales variées. Mais sur le long terme, je ne suis pas certain que cette réforme du recouvrement change fondamentalement le rapport des contribuables à l’impôt."
Car l'histoire nous rappelle que le rapport à l'impôt a toujours joué un rôle structurant notre manière de faire peuple et de nous lier. Gérard Noirel, directeur d'études à l'EHESS, président du Comité de vigilance sur les usages de l'histoire (CVUH), le rappelle à propos sur son blog : "Les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France. Je pense même que le peuple français s’est construit grâce à l’impôt et contre lui. Le fait que le mouvement des gilets jaunes ait été motivé par le refus de nouvelles taxes sur le carburant n’a donc rien de surprenant. Ce type de luttes antifiscales a toujours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sentiment qu’il devait payer sans rien obtenir en échange." Et c'est précisément cette dissymétrie entre les "derniers" et les "premiers de cordée", expression si maladroite et tellement révélatrice de la vision du monde partielle du chef de l'État, qui est devenue porteuse d'une violence symbolique parfaitement inacceptable. Pour la classe populaire, souvent non soumise à l'impôt sur le revenu, la TVA, la CSG, et les taxes sur les carburants et la redevance audiovisuelle -si critiquée aujourd'hui-, sont incontournables. Pour la classe moyenne en pleine crise de représentation, livrée à elle-même sans horizon idéologique, politique ou bien encore historique, la peur du déclassement conjuguée au sentiment de ne pouvoir offrir une vie meilleure à leurs enfants, l'emporte. Quand bien même la situation économique lui est plus favorable, elle qui est soumise à l'impôt sur le revenu et aux différents dispositifs de dégrèvements et exonérations.
Peu importe le dessein originel de la collecte de l'impôt, soit la lutte contre les inégalités, partout le sentiment d'injustice fiscale prend de l'ampleur. Et avec lui le sentiment d'être méprisé par les "puissants", perçus comme les seuls bénéficiaires de ces prélèvements injustes dont on ne sait véritablement ce que l'État en fait. Particulièrement lorsque les Français concernés entendent la cohorte des commentateurs médiatiques utiliser le terme "jacquerie", empli de mépris. La figure du "président des riches", cristallisée il y a de cela des mois, est désormais ancrée. Indéboulonnable, elle le poursuivra. Pourtant certains manifestants affirment avoir voté pour lui si l'on en croit leurs récits. Le candidat promettait de renverser la table et changer durablement le mode de gouvernance. Le président a lui choisi de favoriser dans un premier temps les plus aisés, sans traiter l'angoisse des classes moyennes. Quelques mois plus tard, la déception est grande et le ressentiment profond. Et que dire de ce "Haut conseil pour le climat", composé d'experts, censé répondre à la défiance des Français d'en bas, contre cette France d'en haut, ou bien encore cette grande concertation de terrain sur la transition écologique, aux contours si flous et incertains.
Si la mobilisation spontanée et nationale des gilets jaunes reste faible en comparaison des grandes manifestations, si elle n'est pas le reflet d'une France aussi fractionnée que certains commentateurs ne l'affirment, elle est toutefois révélatrice de la prédominance absolue de l'idée de justice et donc d'injustice pour les Français. "Il serait (...) erroné d’analyser le mouvement des gilets jaunes comme une jacquerie des populations rurales défavorisées contre des citadins fortunés. Il traduit, au contraire, la multiplicité des interdépendances territoriales et fonctionnelles au sein de vastes aires métropolitaines, où se juxtaposent fragments de ville dense, nappes pavillonnaires, bourgs revitalisés ou en difficulté, zones d’activités, espaces naturels et agricoles, centres commerciaux, pôles tertiaires et logistiques, etc. L’automobile est bien souvent la condition nécessaire de l’accessibilité à ces différents espaces et à la diversité des ressources qu’ils offrent", écrit sur la Vie des idées Aurélien Delpirou, maître de conférences à l’École d’urbanisme de Paris et chercheur au sein du laboratoire Lab’Urba.
Derrière cette révolte populaire spontanée, initiée sur les réseaux, pointe la volonté d'agir pour inverser les systèmes de domination. Ces classes populaires et moyennes impulsent, à travers leur mouvement, une reprise en main leur destin et la détermination de pouvoir influer sur le cours de l'histoire. Non pas pour réclamer de nouvelles aides, mais pour vivre dignement de leur travail. Et il y a peu de chance que la colère ne retombe lors de la mise en place effective du prélèvement à la source. Sans compter qu'à cette mesure s'ajouteront bientôt celles de la reforme de l'assurance chômage, des retraites, des arrêts de travail... Soit des produits hautement inflammables et difficilement manipulables.
Coup de cœur, coup de gueule, n’hésitez plus : venez débattre sur Facebook Fais pas com' papa