Sur tous les fronts médiatiques, la réforme de la SNCF voulue par le gouvernement n'en finit pas d'aiguiser les tensions. Sur LCI, le journaliste François de Closets s'exclame : "Quand on pense que les cheminots qui sont là conserveront leur statut, c'est scandaleux de même envisager de prendre dans ces conditions les Français en otage." Le syndicaliste de SUD Rail, Bruno Poncet lui fait face et disqualifie immédiatement ses propos : "N'employez jamais le mot de preneur d'otage. Vous ne savez pas ce que c'est. Moi, j'ai été pris en otage pendant une heure et demie, je peux vous garantir que ça n'a rien à voir avec [le fait] d'être bondé dans une voiture de voyageurs quand il y a une grève". Et d'ajouter : "Moi, j'ai été au Bataclan. Donc moi, aujourd'hui, les discussions de preneurs d'otage et de terroristes, je sais ce que c'est. Alors, autour de cette table, on parle du statut de cheminot, je trouve que c'est un peu déplacé."
— Nils Wilcke (@paul_denton) 27 février 2018
Derrière cet échange, se cachent des enjeux bien plus profonds qu'il n'y paraît sur la relation entre les mots et le réel ou bien encore le pouvoir symbolique de notre langue. Pour tenter de comprendre les aspérités de ce débat, trois chercheurs ont accepté d'analyser les dynamiques à l'oeuvre dans ce passage tout en élargissant le propos à l'usage, parfois abusif, des métaphores par l'ensemble des acteurs médiatiques. Dans l'ordre alphabétique, il s'agit de :
- Pierre Lefébure, maître de conférences en science politique à l’université Paris 13, chercheur au laboratoire Communication et politique (LCP-IRISSO, UMR 7170), spécialiste de communication politique, des comportements de participation et du rapport des citoyens aux médias.
- Julien Longhi, professeur des universités en sciences du langage, à l’Université de Cergy-Pontoise (IUT de Cergy-Pontoise), centre de recherche AGORA. Spécialisé en analyse du discours et en sémantique, ses recherches portent sur les mécanismes de construction du sens dans les discours, en particulier politiques et médiatiques.
- Loïc Nicolas, chercheur à l'Université Libre de Bruxelles, spécialiste du discours politique et membre du laboratoire Protagoras de l'IHECS. Docteur en rhétorique, il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont "Le Fragile et le flou. De la précarité en rhétorique" (Classiques Garnier, coll. "Rencontres", 2018).
Une tentative de cadrage du réel qui peut mettre à mal la crédibilité de l'énonciateur
"Cet exemple pose la question du rapport entre les mots et le 'réel', et l’illusion selon laquelle les mots pourraient renvoyer de manière transparente ou univoque à un référent préférentiel" explique Julien Longhi. "Or, en matière de sémantique, la polysémie (plusieurs sens pour un mot) est plutôt la norme, et si par convention on associe plus tel référent à tel mot, c’est parfois une affaire de contexte historique, social, culturel, etc. Si on regarde par exemple la définition du mot 'otage', dans le TLFI (Trésor de la Langue Française informatisé) on a certes 'Personne livrée ou reçue en garantie d'un accord, d'un traité', mais aussi 'Personne (ou ensemble de personnes) qui dépend de quelqu'un d'autre'. Dans ce second sens, il est possible d’induire des relations de dépendance dans la sphère sociale, et donc de dessiner des scénarios preneurs d’otages/otages dans différents contextes. Ceci est présent dans le sens du mot même." Le chercheur nuance toutefois aussitôt son propos : "Mais il est aussi clair qu’il existe des gradients dans cette 'dépendance', et on ne peut pas mettre sur le même niveau une prise d’otages en contexte de guerre ou de terrorisme, et une grève." Pierre Lefébure semble confirmer, pointant l'échec du journaliste dans sa tentative de cadrage du réel :"C'est le risque de l'usage de la métaphore en politique, procédé qui est considéré en études d'argumentation comme relevant des fallacies (en anglais) soit un raisonnement erroné. Donc, de toute façon, on est dans le faux. Si le décalage avec le réel est perçu, ressenti ou dénoncé comme excessif, cela fragilise la crédibilité personnelle de l'énonciateur. Si le décalage avec le réel n'est pas jugé excessif, cela peut produire un effet vertueux sur l'attention du public et même contribuer à le convaincre en orientant son interprétation. C'est d'ailleurs une manière de produire une définition implicite du réel obligeant les interlocuteurs (parfois contradicteurs) à s'inscrire dans la perspective (stratégique) de l'énonciateur." Il ajoute "Là, avec 'prise d'otage', le syndicaliste dénonce le décalage au réel par rapport à son expérience personnelle du 'vrai' réel donc cela invalide complètement le cadrage du réel tenté par de Closets et la crédibilité de de Closets lui-même."
Les commentateurs politiques et leur usage tactique de ces métaphores en vue d'être performatifs
"Ce type de polémique montre la flexibilité de la langue, puisque le sens des mots est pluriel, parfois 'souple' ou 'plastique' : le discours contribue parfois autant que les mots eux-mêmes à créer du sens. Cela pose aussi la question du pouvoir symbolique de la langue, comme l’a bien questionné Bourdieu (Ce que parler veut dire), et le rapport entre le langage et certaines institutions" ajoute Julien Longhi. Il affirme : "A ce titre, l’institution médiatique est peut-être propice à générer ce type de fonctionnement perçu comme 'transgressif', puisqu’il faut dire 'beaucoup en peu de mots', dire 'plus que les autres', imposer du réel par le recours à certains mots. Il y a donc une dimension performative, qui vise, par cet usage, à construire un réel dans lequel les cheminots sont des preneurs d’otages." Pour Loïc Nicolas, impossible de ne pas saisir la puissance évocatrice de certains mots : "D'une manière générale, certains termes sont, de par l’histoire de leur(s) usage(s), porteurs d’une charge émotionnelle, affective ou symbolique plus forte que d’autres. Ils véhiculent des images et des représentations spécifiques. Ils témoignent de drames vécus, d’expériences traumatiques, d’angoisses collectives. Ils ne sont pas 'neutres'. Et nul ne saurait ignorer la charge qui les habite." Pour le chercheur, le fait de les employer signale une intention particulière de la part du locuteur : "une volonté de dénoncer, de discréditer, de disqualifier, de condamner, de salir aussi parfois, une personne ou une action en l’associant – par le truchement d’un terme – à un drame, une expérience ou une angoisse qui pénètre la mémoire collective d’un groupe. Qu’on pense, par exemple, aux termes ou expressions : 'rafle', 'État policier', 'prise d’otages', 'ségrégation'… ils livrent du sens et posent un jugement tout en le dissimulant." Pierre Lefébure revient sur la question de la métaphore descriptive (qui se caractérise par "un aspect qui s'ancre bien dans le réel et un autre aspect qui est excessif et invalide le tout") pour élargir le propos à d'autres métaphores qui courent les plateaux de télévision et de radio. Le chercheur convoque ainsi les expressions "tsunami politique" (la métaphore est exacte pour la puissance, mais quid du caractère destructeur ?), "descendre dans l’arène" (oui, il y a la confrontation sous les yeux d’un public, mais quid de la présomption de mise à mort ?), idem pour "la fosse aux lions". "C'est plutôt un usage par les commentateurs de la vie politique, de la même façon qu'ils recourent à des métaphores récurrentes qui sont plutôt réductrices mais sans intégrer un élément trop excessif qui risquerait de les invalider : 'combat de boxe', 'coup de poker'", illustre-t-il.
Les acteurs politiques et leur usage stratégique de ces métaphores en vue de convaincre
Pour Pierre Lefébure, le deuxième usage de la métaphore est celui des acteurs politiques dont l'enjeu est de prendre l'avantage sur leurs éventuels contradicteurs. "Là, il y a le risque que l'aspect excessif par rapport au réel stimule la contradiction sous forme d'antagonisme basique ou de décryptage critique. Par exemple, l'utilisation du terme 'cancer de l'assistanat' de Laurent Wauquiez et, pendant la présidentielle, le très critiqué 'assassinat politique' dont François Fillon s'estime victime lors de sa conférence de presse du 1er mars et que de très nombreux observateurs et opposants ont dénoncé comme une expression totalement inappropriée". Il reprend et met en lumière la mécanique à l'oeuvre : "En général, ces usages stratégiques visent à souligner un préjudice (présumé) pour stimuler un sentiment négatif (horreur, indignation, peur) et ainsi inciter l'auditoire à être attentif à ce que dit l'orateur. Mais cette perspective d'amplification est risquée et peut amener un effet boomerang car la rhétorique n'est pas une science exacte !" Est-ce à dire que la métaphore ne serait que négative ? Plus rarement, voire très rarement assure-t-il : "il peut y avoir une orientation plus positive de la métaphore visant à stimuler un sentiment positif de l'auditoire (admiration, respect, confiance) : l'épithète 'jupitérien' me semble relever de cela", explique-t-il. "Mais c'est tout autant exposé au décryptage critique en cas de perception d'un écart excessif au réel (Macron se prend pour Dieu, il fait de la politique de la plus ancienne des manières, il se met en surplomb de la démocratie)." Enfin, Pierre Lefébure revient sur les métaphores récurrentes, celles qui "relèvent de la stratégie consistant à stimuler un sentiment négatif pour faire adhérer à la thèse de l'orateur mais sans présenter un écart au réel trop culturellement problématique ". Plus banales en somme. Quelques exemples : " 'apprentis sorciers' (> peur), 'jeu bonneteau" (> arnaque), 'traitement de cheval' ou saignée (> douleur)." Pour lui, "prise d'otage" aurait pu faire partie de cette catégorie où il n'y a pas "une grande saillance de l'expression, plus ou moins intégrée au langage ordinaire". A ceci près que "le contexte a changé depuis les attentats" précise-t-il. Et d'ajouter : "le contradicteur de de Closets réagit par le décryptage critique. Donc, toute proportion gardée, ça finit par un boomerang de la même nature que la critique faite à la métaphore de l'assassinat politique par François Fillon".
Il faut bien se rendre à l'évidence : penser les mots comme décrivant la réalité sociale est une illusion. C'est par l'usage des mots qu'on construit la réalité. Et si l'on prend un peu de champ par rapport à notre sujet pour observer la situation d'un point de vue global, force est de constater que la confusion entre réel, soft propagande, voire théorie du complot, fake news ou bien encore bulles de filtres, n'est plus en marche, mais bel et bien là. En entrant de plain-pieds dans l'ère de la post-vérité, l'usage des mots est devenue une bataille sans merci pour imposer "sa" réalité. "La réalité n'est qu'un point de vue" écrivait Philip K. Dick. Des décennies plus tard, cette citation de l'auteur de science-fiction, devenu culte, semble plus que jamais d'actualité.
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