Orphelins et veuves… du mariage des Syriennes avec les combattants étrangers

Femmes syriennes à Azaz, près de la frontière turque. Photo CNN

L'article qui suit a été publié le 9 août 2015 par l'hebdomadaire Souriatna. Son auteur se penche sur un phénomène qui a pris une grande ampleur en Syrie durant les trois dernières années, à savoir le mariage de jeunes syriennes avec des combattants étrangers; unions auxquelles les jeunes femmes ou leurs familles sont souvent contraintes, notamment pour des raisons matérielles, et qui durent souvent très peu. Le nombre de veuves et d'orphelins qui en résulte est aujourd'hui sans précédent depuis le début du conflit.

Un mois seulement après son mariage, Fatima est rentrée veuve chez son père, portant dans ses entrailles un enfant non-inscrit à l’état civil… A l’âge de 17 ans, Fatima vit aujourd’hui dans les alentours de la ville de Salqin. Son père l’avait mariée à un jeune tadjik répondant au nom de « Abû Djulaybîb »[1]. Il combattait au sein d’un des groupuscules islamistes et, un mois à peine après leur union, il fut tué sur le champ de bataille. Une mort que ne prévoyait guère le père de Fatima au moment où il acceptait de donner sa main à un jeune inconnu.

L’histoire de Fatima nous est parvenue par l’intermédiaire d’Ahmed, un proche de sa famille : « C’est la faim qui a poussé le père de Fatima à accepter de marier sa fille à un combattant étranger. En contrepartie de la dot versée par le jeune homme, le père a accepté toutes les conditions qui lui avaient été imposées : que Fatima suive son époux où qu’il aille et qu’elle ne demande jamais le divorce ».

Fatima et son père ignorent tout du sort de l’enfant qui verra le jour dans quelques mois. Ils ignorent jusqu’au véritable nom de son géniteur. En effet, le mariage ne figure pas dans les registres d’une instance juridique quelconque et, selon Ahmed, le père de Fatima aurait tenté d’enregistrer le mariage de sa fille auprès d’une instance religieuse (tribunal chariatique) après la mort du jeune étranger, mais en vain. « Au final, dit Ahmed, le père a compris que la meilleure solution était d’inscrire l’enfant à l’état civil comme s’il était son propre fils ».

L’une des proches de Fatima, Batoul, a indiqué à Souriatna que des amis du défunt mari de la jeune femme rendaient souvent visite à sa famille : « Ils donnent de l’argent à son père, en guise de soutien à la femme de feu leur ami ». Batoul a ajouté : « Une fois, l’un de ces amis a demandé la main de Fatima à son père, après l’écoulement des trois mois de viduité[2], de même qu’il était prêt à adopter le fils de son ami. Or, à cette offre-ci, le père de Fatima s’opposa fermement et il demanda aux amis du défunt mari de ne plus lui rendre visite ».

L’histoire de Fatima s’est propagée, dans toute la région nord des alentours d’Idleb. C’est une histoire illustrant clairement aux yeux des familles et des jeunes filles les dangers et les conséquences de ce phénomène. Maram raconte : « L’un de ces combattants étrangers s’est présenté à mon père et lui a demandé ma main sans même savoir à quoi je ressemblais. Quand il est venu nous rendre visite, je l’ai vu et j’ai refusé l’idée. Et quand j’ai entendu l’histoire de Fatima, j’ai mesuré les conséquences de cette union et j’ai remercié Dieu d’avoir refusé ce combattant étranger ».

Des expériences et des avis

Fatima n’est pas la seule jeune fille de la province d’Idleb à avoir épousé un combattant étranger. De nombreux habitants de cette province acceptent de marier leurs filles à des combattants étrangers, mais la plupart préfèrent le faire en secret, ou dans un cadre familial très restreint. Toutes les unions de ce type se concluent de manière légale sur le plan religieux, mais échappent à toute mesure juridique civile susceptible de garantir des droits à la femme ou un avenir à ses enfants. A ce sujet, Bassam Hanna nous livre : « L’enfant de père étranger et de mère syrienne ne peut jouir de la nationalité syrienne et ne peut même pas bénéficier d’un statut reconnu dans l’état-civil syrien ».

Bien que ce phénomène du mariage des jeunes filles avec des combattants étrangers se soit largement répandu dans la province d’Idleb, la plupart des habitants refusent toujours l’idée et, généralement, on ne voit pas d’un bon œil l’homme qui accepte de marier sa fille à un combattant étranger. Selon Abou Mahmoud, de la ville de Harem : « En mariant sa fille à un combattant étranger, le père la livre à l’inconnu, dans la maison d’un jeune dont il ne connaît pas les origines. Il détruit ainsi la vie de sa fille et l’avenir de ses enfants, car ce mari risque la mort à tout moment ».

Mariam, qui s’intéresse aux droits de la femme, avance que peu de jeunes hommes syriens veulent se marier et que, par contre, l’ensemble des jeunes filles commencent à chercher une nouvelle vie après s’être retrouvées entre quatre murs chez leurs parents, privées d’éducation, et privées de leurs droits les plus basiques. Voilà les raisons qui peuvent pousser certaines jeunes filles à accepter n’importe quel prétendant.

Avis religieux sur la question :

Selon le Cheikh Mohamed Karroum, un habitant de la ville d’Idleb : « Le mariage des combattants avec les jeunes syriennes est légal sur le plan religieux, mais ce qui a lieu dans certains villages des alentours d’Idleb ressemble davantage à une mise en vente des jeunes filles. En effet, le père de la fille reçoit la dot et se l’approprie, ce qui est illicite ; par ailleurs, le jeune prétendant pose parfois comme condition à la famille de la fille que sa future femme ne porte jamais d’enfants de lui et ceci aussi est illicite ; enfin, certains exigent de la famille de leur future épouse qu’elle ne demande jamais à leur rendre visite, ce qui est contraire aux principes de l’islam ».

[1] NdT : il s’agit d’un surnom qui signifie « celui qui porte une petite djellaba ».

[2] Le délai de viduité est la période d’attente légale imposée à la femme divorcée ou veuve, pour pouvoir contracter un nouveau mariage, afin d’éviter tout conflit de filiation au cas où elle serait enceinte de son ex-mari ou de son défunt époux.


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Souriatna est l'un des premiers hebdomadaires électroniques en Syrie. Créé en septembre 2011, ce projet collectif et totalement bénévole est né de l'urgence de créer des médias syriens alternatifs et indépendants afin de refléter le changement tant attendu depuis le début du soulèvement en mars de la même année. Souriatna est aujourd'hui dirigé et publié par un groupe de jeunes de Damas.