L'article qui suit a été publié le 23 septembre 2015 sur le site Syria Untold. Son auteur revient sur une question fondamentale pour la société syrienne: celle du mariage civil. Pendant de nombreuses décennies, le régime baasiste syrien a été considéré comme l'un des plus laïcs de la région. Toutefois, les questions relatives au mariage et à l'état civil de manière générale, restaient étroitement liées à la religion. Dans une société multiconfessionnelle et multiethnique, tout comme le Liban voisin, cette question peut, en temps normal, susciter de vifs débats. Qu'en est-il alors dans cette période de conflit et de radicalisation de pans entiers de la société? C'est dans ce contexte qu'un homme et une femme kurdes, Rashw et Hamarain se sont unis civilement, pour la première fois dans l'histoire du pays.
Il est un paradoxe étonnant parmi ceux auxquels se trouve confronté le peuple syrien. C’est que, d’une part, il se trouve face à ceux qui appellent à instaurer un Califat islamique et qui entament effectivement cette instauration, notamment dans les régions sous le contrôle de groupes d’opposition dépendant d’Al Qaida comme le Front An-Nusra ou d’autres groupes non moins fanatiques, en charge de former les institutions chariatiques par exemple ; alors que d’autre part, ce même peuple syrien se trouve face à des mesures visant à renforcer le choix d'un Etat moderne et civil, et ce à travers des réformes législatives et d’autres relatives aux droits de l’homme, notamment en ce qui concerne le droit régulant l’état civil, particulièrement sensible au sein de la société syrienne, ce qui a permis de légaliser le mariage civil par exemple dans la ville de Qamishli, annexée à l’Autorité kurde.
En effet, le 2 décembre 2013 fut célébré – pour la première fois dans l’histoire de la Syrie – un mariage civil, unissant M. Rashw Suleiman et Mme Hamarain Muhammad, dans la municipalité de Qamishli qui dépend de la région de Hassaké au nord de la Syrie. L’union a eu lieu sous la bienveillance de Mme Sima Bakdash qui a participé à en faire une réalité. Ce genre de contrat s’appelle « le contrat de vie commune », titre désignant le contrat de mariage civil adopté et reconnu à Qamishli, Hassaké, Afrin, Kobané - Ayn al Arab. L’union contractée couvrait certaines conditions, dont les plus importantes sont :
- L’interdiction de la polygamie ;
- L’interdiction du mariage aux moins de 18 ans ;
- La participation à égalité aux frais du mariage, de même qu’il a été stipulé que l’héritage serait distribué à parts égales entre les deux conjoints.
En Syrie, en vertu de la Constitution, les Syriens suivent, en matière d’état civil, des lois globalement dérivées de la religion islamique. La religion est la référence qui régit la nature du mariage, de l’héritage, du droit de la famille entre autres, et ce selon sa confession. Ainsi, les musulmans se rendent devant les instances chariatiques, les chrétiens devant les églises, et les druzes se réfèrent à leurs propres législations.
Dans le cadre de ce que l’on appelle « mariage civil », cette forme de droit d’ordre religieux n’a plus cours, elle ne fait plus référence et est remplacée par une loi civile sur laquelle on s’accorde. A y regarder de près, nous pouvons relever les différences suivantes entre mariage civil et mariage religieux :
- La référence juridique: dans le mariage religieux, l’instance qui contracte l’union est le tribunal religieux islamique ou l’église selon la religion ou la confession du mari ; quant au mariage civil, il est contracté par un tribunal unique pour tous les citoyens quelle que soit leur confession.
- Condition d’âge: dans le mariage religieux, l’âge minimum du mari doit être de 15 ans et celui de la femme de 13 ans ; alors que le mariage civil impose une condition d’âge minimum de 18 ans pour l’homme et la femme.
- La liberté de croyance: dans le mariage religieux, est considérée nulle et non avenue toute union d’un musulman avec une mécréante (qu’elle ne croie pas en une religion céleste, qu’elle soit athée ou areligieuse) ainsi que l’union d’une femme musulmane avec un non musulman ; tandis que dans le mariage civil une telle condition n’existe pas puisque toute personne – que ce soit un homme ou une femme – se marie avec qui elle souhaite, sans considération religieuse ou confessionnelle.
- L’égalité: dans le mariage religieux, le mari s’engage à prendre la femme en charge en lui payant une dot ; or, dans le mariage civil, le mari ne s’engage à rien car les frais sont communs.
- Le droit au divorce: dans le mariage religieux, le divorce a lieu à la seule initiative du mari ou à celle de la femme et par consentement mutuel (ce que l’on appelle khol‘) ; cependant, dans le mariage civil, le divorce a lieu sur décision des deux conjoints ou de l’un des deux devant le tribunal si ce dernier trouve la décision justifiée.
- L’héritage: dans le mariage religieux, la différence de religion est un obstacle à la transmission de biens ce qui n’est pas le cas dans le mariage civil.
Par ailleurs, la décision de la municipalité de Qamishli de contracter le mariage civil a suscité de nombreuses réactions. Certaines étaient contre la décision, considérant qu’elle représente une transgression de la référence religieuse et une atteinte aux us et coutumes de la société syrienne. D’autres voix ont soutenu cette étape en tant qu’elle répond à un besoin de diversité au sein de la société syrienne, de même qu’elle représente une solution face à de nombreux obstacles bloquant les choix des individus.
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