Entre les étals de pâtes de fruits et les portants chargés de souvenirs, Janet Mixon arrête sa course quelques instants pour complimenter une cliente. "Ma fille était exactement comme ça quand elle était petite", s'extasie la patronne devant un nouveau-né brun et chevelu, qui joue avec le bracelet doré de sa mère. Elle échange quelques politesses, prend congé. "N'oubliez pas, tout est à 25% aujourd'hui, profitez-en!".
Le magasin Mixon Fruit Farms, niché au milieu des orangers de l'exploitation, ferme ses portes à la fin de la semaine pour l'inventaire annuel et la remise en état des installations de la ferme avant le début de la saison. Dans quelques semaines, les branches des arbres seront chargées d'oranges et de pamplemousses prêts à être cueillis.
A Bradenton, au sud de Tampa (Floride), la famille Mixon les récolte depuis trois générations. Les grands-parents de Dean, le mari de Janet, ont fondé l'exploitation en 1937. Le modèle de la petite entreprise familiale, dont le Parti républicain parle tant, c'est eux. Ce sont aussi des membres actifs du Tea Party, et les défenseurs d'une Amérique placée sous le signe de Dieu.
De la cueillette des oranges aux réceptions de mariage
Mixon Fruit Farms emploie douze personnes toute l'année, et jusqu'à 80 pendant la saison pour cueillir les fruits. "Il y a beaucoup de retraités qui veulent travailler quelques jours par semaine pour se faire un peu d'argent. Nous avons même une dame de 84 ans qui vient chaque année. Elle travaillait pour le Pentagone avant !", raconte Janet Mixon dans son bureau aux tons beige et crème, encombré d'objets en tout genre.
Il y a six ans, Janet et Dean ont racheté l'ensemble des parts aux autres membres de la famille et se sont lancés dans une série d'investissements. En plus des fruits envoyés sur demande (leur principale activité), des jus et produits frais maison, le magasin adossé à l'exploitation comprend désormais une petite cafétéria, un stand de crèmes glacées et de nombreux rayons de souvenirs en tout genre.
Mais ils ont aussi ajouté un nouveau hangar, des espaces de réception pour accueillir mariages et fêtes champêtres, et même un minibus qui propose une visite guidée de la ferme. "On n'aurait sans doute pas fait tout ça si on avait su que la crise arrivait, mais a posteriori, cette diversification est sans doute ce qui nous a sauvés", explique Janet. La crise n'a pas épargné l'entreprise, qui dépend pour une bonne part du tourisme saisonnier. Pour traverser l'orage, les Mixon ont supprimé des postes, et baissé certains salaires. "Les affaires sont très loin d'avoir retrouvé le niveau d'avant-crise, mais nous avons tenu."
Pour Janet Mixon, le vrai fléau, ce sont les régulations imposées par l'Etat. Elle a plein d'exemples, qu'elle cite volontiers. Comme cette année où l'USDA (le ministère de l'Agriculture américain) a imposé que chaque récolte fasse avant conditionnement l'objet d'une inspection minutieuse. "Ils devaient vérifier au moins 1000 fruits, en les examinant chacun par dessus, par dessous, et de chaque côté, avant de faire quoi que ce soit. Ça fait 4 secondes, multipliées par 1000. Vous vous rendez compte ? Et puis, d'un coup, ils ont dit : 'Finalement, ça ne sert à rien, on va arrêter'."
Elle cite aussi le quota de 10% d'éthanol imposé dans le carburant utilisé pour les machines agricoles, ou encore l'obligation d'installer des filtres au bout de chaque rangée d'arbres pour s'assurer que les eaux d'arrosage et les résidus d'épandage n'allaient pas polluer les sols. "Enfin ça, heureusement, on a bataillé dur et ça n'est pas passé."
Les régulations et Obamacare, bêtes noires de Janet Mixon
La loi sur l'assurance santé de Barack Obama a été la réglementation de trop pour Janet Mixon. Le texte, qui entre en vigueur progressivement, oblige notamment à partir du 1er janvier 2014 les entreprises employant plus de 50 personnes à offrir une assurance santé à tous leurs salariés à temps plein, sous peine d'une amende de 2 000 dollars par salarié et par an. Mixon Fruits Farm assure déjà ses salariés permanents, mais Janet Mixon craint tout de même de payer l'amende. "L'assurance santé nous coûte déjà plus que ce que nous pouvons vraiment nous permettre. Et les coûts vont augmenter !"
C'est l'un des arguments des opposants à Obamacare : les contraintes sur les compagnies d'assurance étant plus fortes (elles ne peuvent plus, par exemple, discriminer leurs clients en fonction de leur état de santé), l'ensemble des assurés va devoir s'acquitter de tarifs plus élevés.
Les Mixon n'avaient jamais fait de politique. L'arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche les a décidés. "On avait besoin que tout ça s'arrête. Nous étions prêts à partir en guerre !", dit aujourd'hui en riant la femme d'affaires. Elle et son mari lancent en 2009 un groupe local de Tea Party, le mouvement qui a fait de la lutte contre les taxes et la règlementation venue de Washington son cheval de bataille. Janet Mixon fait circuler l'information dans son entourage, envoie des e-mails.
Le 15 avril 2009, elle convoque la première réunion du Tea Party Manatee (du nom de leur comté), dans le local attenant au magasin. "Mon fils m'a dit : 'Ne mets pas de chaises, si personne ne vient, tu auras l'air bête !' Et puis les voitures ont commencé à arriver. Mille personnes sont venues ce jour-là."
Le Tea Party Manatee, 1 000 membres à la première réunion
Depuis, le groupe se réunit chaque semaine, là où la plupart optent pour une réunion mensuelle. Tout le monde ne vient pas à chaque fois, mais il y a toujours entre 80 et 130 participants, selon les estimations de Janet Mixon. Elle a participé à un séminaire de formation organisé par des leaders du mouvement, s'est rendue à Tallahassee, la capitale administrative de la Floride où siègent les Assemblées législatives de l'Etat, et jusqu'à Washington. Le gouverneur de Floride en personne, Rick Scott (républicain), s'est déplacé pour voir le groupe à Mixon Fruit Farms.
Si certains membres du Tea Party rechignent à soutenir Mitt Romney, ce n'est pas le cas des Mixon. Ils apprécient beaucoup son passé de businessman. "C'était un gros plus pour moi, explique Janet Mixon. Il sait ce que c'est, il a signé les chèques pour payer les salaires et les factures." Barack Obama, lui, "monte les gens contre les chefs d'entreprise".
Janet et Dean soutiennent activement la campagne républicaine : le jour de ma visite, ils reçoivent justement un groupe de délégués républicains du Connecticut venus pour la convention du parti, à qui ils offrent le couvert et une visite guidée de la ferme. Sur la table, à côté des petits sandwichs frais préparés pour le buffet, trônent de fiers drapeaux aux couleurs de l'Amérique. Le chef de la délégation les remercie chaleureusement. "Ce sont des gens comme vous qui font avancer notre pays."
Pour les républicains, les Mixon et leur entreprise sont l'incarnation parfaite du message martelé pendant la convention : des chefs d'entreprise investis, dont le dynamisme est mis en péril par la politique sociale de Barack Obama.
"Si vous punissez ceux qui travaillent, plus personne ne voudra travailler"
"C'est comme pour les notes à l'école, explique Janet Mixon. Imaginez que vous ayez tout le temps des A (la meilleure note dans le système scolaire américain). Parmi les autres élèves, il y en a qui ont des B, des C, des D. Mais à la fin de l'année, le professeur prend toutes les copies et vous dit : 'Il faut équilibrer.' Il barre votre A et vous met un B. Et il fait pareil avec les D. B à tout le monde. Vous allez penser : 'Ce n'est pas juste.' Si vous punissez ceux qui travaillent pour aider ceux qui ne veulent pas travailler, plus personne ne voudra travailler."
A la ferme, le travail est une valeur qui se transmet de génération en génération. Entre les rangées d'arbres écrasés par le soleil, les employés aperçoivent parfois la silhouette de Bill Mixon, 82 ans, le beau-père de Janet, au volant d'un tracteur. Le vieux monsieur vit toujours à quelques centaines de mètres du magasin, dans une maison fraîche et claire. Il adore les bonbons et en garde toujours un petit stock arrangé en une rosace colorée sur le comptoir en bois blanc de la cuisine. Pour les invités : lui n'y a plus droit, à cause de son diabète.
Il n'était qu'un petit garçon lorsque ses parents se sont installés ici. "Nous n'avions rien. Nous avons acheté le terrain petit bout par petit bout, à mesure que nous avions de l'argent." Il me montre leur photo en noir et blanc, imprimée sur le livre qu'il a écrit après la mort de sa femme, Mary, et qui raconte l'histoire de la famille Mixon : Des Croyants en marche. Sur la petite tablette où sont posées ses lunettes, à côté du gros fauteuil brun, une Bible reliée de cuir reste à portée de main. Une foi profonde anime toute la famille.
Une vie placée sous le signe de Dieu et de l'Amérique
Chaque matin, Janet Mixon et son mari profitent du long pont qui traverse la baie et relie leur domicile aux terres de la ferme pour prier. "Parce que nous sentons qu'Il nous guide. Chaque chose que nous avons, nous sommes convaincus que nous la devons à Dieu."
Et l'Amérique, pour elle, c'est aussi ça : "In God we trust" ("En Dieu nous croyons", la devise des Etats-Unis). "C'est notre pays et si vous l'aimez comme ça, vous êtes le bienvenu. Mais si vous ne l'aimez pas, alors ne venez pas", explique-t-elle. Le fait que Mitt Romney appartienne à l'Eglise mormone ne la dérange pas, l'important étant qu'il soit croyant. "Je ne crois pas que Barack Obama aille à l'église... Et j'ai entendu dire qu'il y avait deux jours complets d'évènements pour les musulmans à la convention démocrate*. Ça vous fait réfléchir."
Début août, pendant les primaires locales pour désigner le candidat républicain pour le Sénat, les Mixon ont organisé plusieurs petits évènements pour mobiliser les électeurs. Au magasin, les enfants étaient à la fête : ceux qui étaient capables de réciter la phrase du Pledge of Allegiance, le serment officiel d'allégeance au drapeau et à la nation "placée sous le commandement de Dieu", avaient droit à une glace gratuite.
*une rumeur visiblement populaire au sein des membres du Tea Party.