Julien Sanchez l'avait annoncé pendant les municipales : en cas d'élection, la rue du 19 mars 1962[1] n'existerait plus dans « sa » ville. Et le maire de Beaucaire tient ses promesses de campagne ! Sa première journée de commémoration nationale du « souvenir des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc » lui sert de prétexte pour débaptiser cette rue.
"Laver l'affront" du 19 mars 1962
Peu de monde en cette matinée ensoleillée au cimetière de la route de Saint Gilles... Julien Sanchez arrive, entouré de quelques élus. Son ton et ses propos tranchent avec ceux prononcés, juste avant, par trois anciens combattants de la Guerre d'Algérie qui évoquaient, avec émotion, quelques moments forts de leur combat. Le maire de Beaucaire regrette le choix de cette « date polémique », imposée par le gouvernement. Il participe à cette cérémonie nationale, explique-t-il, car il se dit « républicain ». Il est également élu et applique les lois. Mais il tient à afficher, avec fermeté, son désaccord et à « laver l'affront » fait par le choix de cette date.
Il met en avant immédiatement son histoire personnelle : il est fils et petit-fils de pieds noirs. Et n'a jamais oublié « ces moments ». Selon lui, la Guerre d'Algérie ne s'arrête aucunement au 19 mars. Julien Sanchez veut dire aux Français qui ont souffert là-bas, les harkis, les pieds noirs - ces hommes qui ont subi un « vrai crime contre l'humanité (sic) » - qu'il ne les oublie pas. Le fait d'avoir une rue du 19 mars 1962 peut être « considéré comme une insulte pour tous ceux qui son morts après. On a eu le massacre de la rue d'Isly à Alger le 26 mars, mais aussi le massacre d'Oran » continue le maire de Beaucaire. Il faut donc « effacer ce choix-là, et donner un nom qui rappellera la vraie histoire et qui ne blessera personne », certainement celui d'un « Beaucairois, civil ou militaire, mort pendant ce conflit ». Le baptême se fera après les élections dans une « ambiance plus sereine ». C'est très simple. Il suffit d'une délibération au Conseil Municipal.
Julien Sanchez espère que beaucoup de maires suivront son exemple. Le maire de Béziers l'a précédé avec sa rue du Commandant Hélie-de-Saint-Marc (1922-2013). C’est en souvenir de son père, membre de l’OAS, « sauvé par un Arabe lors des émeutes d’Oran », que Robert Ménard explique sa décision de débaptiser la rue du 19 mars 1962. Par son geste, il entend également «rétablir la vérité» sur cette partie de l’histoire de France. Et c'est là que l'entreprise FN se situe : changer les plaques de noms de rue équivaut à revenir sur certaines parties « sensibles » de l'histoire. Il s'agit là d'une gestion singulière d'un événement central - la Guerre d’Algérie - et de son empreinte mémorielle dans le capital historique de l'extrême droite française.
Des dissensions au sein du FN ?
La Guerre d'Algérie (1954-1962) constitue une des références centrales du FN et l’antigaullisme son corollaire. La haine de Charles de Gaulle, tenu pour le principal responsable de la perte de l'Algérie, est restée un des fils conducteurs du patrimoine idéologique du FN. Mais depuis quelques années, la question de l'héritage gaulliste est l'objet de désaccords au sein du FN.
Pour sa campagne des municipales à Forbach, Florian Philippot choisit comme logo la croix de Lorraine (entourée de la flamme FN), l’emblème des gaullistes et de la France libre. Il l'utilise car, explique-t-il, il est gaulliste et candidat en Lorraine. Des gaullistes sont également présents sur sa liste. L'émoi provoqué par cette initiative est plus que palpable. Il est surtout révélateur des lignes de fractures au sein du FN, issu du Congrès de Tours.
Pour les lepénistes, le patronyme De Gaulle est synonyme de valeurs et d’épisodes historiques, dont celui de la perte de l’Algérie, incompatibles avec l’histoire du FN. Cette génération chérit la thématique « Algérie française ». Le souvenir de la Guerre d'Algérie est omniprésent dans la constitution du FN. D'anciens de l'OAS, comme Pierre Sergent, ont été des élus au FN. Ce dernier rencontre d'ailleurs Jean-Marie Le Pen, en 1956, alors que celui-ci appartient au premier régiment étranger de parachutistes (REP) en Algérie.
La lettre que Marine Le Pen adresse à ses « amis pieds-noirs et harkis », peu après l'initiative de son vice-président, se situe dans cette continuité. La présidente du FN ne fait pas que leur témoigner son « grand respect pour (leur) histoire tragique ». Elle sait qu'ils ont été choqués par ce qu'ils considèrent comme une provocation et que certains d'entre eux s'apprêteraient à se détourner du vote FN. Elle souhaite remettre les choses à leur place et envoyer un signe tangible à cet électorat, présent notamment dans le Nord-Pas-de-Calais, en Languedoc-Roussillon et Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Florian Philippot a récemment fleuri la tombe de Charles de Gaulle et visité sa maison natale. Il y a quelques jours, il renonce à sa venue sur Béziers interprétant le geste de Robert Ménard comme une opposition au signataire des accords d'Évian.
Les propos de Julien Sanchez sont, pour lui, une « insulte à toux ceux qui sont morts en Algérie ». Il suffit de s'approcher de Christian Bastet, peu après la cérémonie. Cet ancien communiste de Beaucaire, aujourd'hui âgé de 74 ans, a passé un an en Algérie au sein des forces d'apaisement. Ce membre de la FNACA (Fédération nationale des anciens combattants en Algérie) est revenu, avant l'intervention de Julien Sanchez, sur la « mémoire de (ses) 30 000 frères foudroyés ». Il faut « veiller au respect de la vérité historique, ne pas céder à la haine et barrer la route à toute idéologie obscurantiste ; l'accompagner d'une pédagogie des valeurs du civisme ». Selon cet homme, Julien Sanchez recherche, avant tout, une satisfaction personnelle. C'est « le but du FN. Il touche à quelque chose de très important, la guerre d’Algérie ».
La cérémonie est terminée depuis un petit moment. Christian Bastet est entouré de quelques-uns de ses amis, membres de la FNACA. Il a les larmes aux yeux.
[1] Le 19 mars 1962 ouvre la voie à l’indépendance de l’Algérie. C'est la fin de la guerre d'Algérie, concrétisée par la signature des accords d'Évian, le 18 mars 1962.