Au FN, aucun mot n’est innocent

Ce lundi 1er mai, Marine Le Pen prononce son discours à Villepinte. Quelques heures plus tard, on apprend -  par RIDICULE TV - que la présidente du FN reprend mot pour mot des passages d’un autre discours de campagne… celui de François Fillon (au Puy-en-Velay, le 15 avril). Au sein du parti, il n’est pas question de contamination politique. L’explication des responsables frontistes est claire. C’est un « clin d’oeil assumé à un bref passage touchant d’un discours sur la France » de la part « d’une candidate de rassemblement qui montre qu’elle n’est pas sectaire » assurent en choeur les proches de Marine Le Pen.

C’est bien plus que cela. Ce coupé-collé revient sur une vieille histoire, celle d’un balancement quasi-perpétuel au sein des droites françaises. Mais depuis un bon moment, il s'effectuait plutôt dans un sens : droite – Front national. L'hold-up idéologique de la droite sur le FN ne date pas d’aujourd’hui… ni de la campagne présidentielle de 2007. En revanche, c’est à cette époque qu’il commence à changer de nature. Les rapports s’inversent sur un aspect essentiel : la dépendance politique. Pour l’élection de 2007, Nicolas Sarkozy s’empare des votes FN. Quelques années plus tard, la situation s'est retournée. Avec près de 30% des voix aux élections régionales de décembre 2015, le FN prend la place de leader. C’est à son tour d’empiéter, notamment, sur l’électorat de la droite républicaine. Aujourd’hui, et en cette veille de second tour de la présidentielle, il s’agit de s’adresser pleinement à l’électorat de François Fillon - et à ses représentants - jusqu’à « plagier » certains passages d’un discours.

Le choix des mots

La « dédiabolisation » se poursuit. De nouveau, le FN mariniste s’inspire directement de la stratégie de Bruno Mégret. Dès le début des années 1990, le numéro deux du FN entend rompre avec une « certaine » représentation du parti lepéniste et en acquérir une autre, « moins péjorative et plus nationaliste ». Comment ? En banalisant l’image du FN et en proposant une autre sémantique, puisant notamment son inspiration dans le patrimoine des droites. L’objectif est logique, évident et pérenne : séduire un électorat plus large.

Bruno Mégret rhabille donc le FN. Comment ? Il le pare de certains habits, ceux d’un interlocuteur présentable pour la droite - et exige un travail de fond sur les idées qui passe, notamment, par la construction d’un socle sémantique. C’est l’unique solution pour acquérir la carrure d’un parti de gouvernement, explique alors l'ancien numéro deux du FN. La victoire des idées se gagne par les mots : une fois remportée, le FN apparaîtra « comme un mouvement capable de gouverner ». Sur ce point, le délégué général s’inspire du théoricien marxiste italien Antonio Gramsci pour qui la conquête de la sphère culturelle, la bataille des idées, précède celle du pouvoir politique.

L'idéologue sait l’importance du vocabulaire pour mener à bien son combat politique. Lui considère qu’il ne faut pas utiliser les mots de l’adversaire mais créer son propre vocabulaire. Deux catégories sont proscrites : celle « appartenant à l’idéologie marxiste » et celle des « droits de l’homme ». Les cadres du Front national veulent faire passer leur message tout en usant d’un double jeu, d’un double niveau de langage. Une brochure interne du début des années 1990 expose deux phrases au coeur du dispositif frontiste : « Aucun mot n’est innocent. On peut même dire que les mots sont des armes, parce que derrière chaque mot se cache un arrière-plan idéologique et politique ». L’image du Front national en dépend. Elle compte tout autant que les thèmes véhiculés par le parti, précise la note de la délégation générale. Selon le FN, ses idées sont admises par la moitié des Français. Seulement, le parti de Jean-Marie Le Pen ne séduit pas car son image a été « dénaturée par les campagnes de calomnies ». Il faut donc renverser la tendance et déconstruire cette image. Ne plus être dans des « évocations négatives », des « références passéistes » mais redoubler d’efforts pour convaincre et séduire : « une main de fer (le discours) dans un gant de velours (l’image), voilà l’objectif ».

Depuis qu’elle préside le FN, Marine Le Pen explique vouloir normaliser son parti, continuant d’appuyer sa stratégie sur cette « dédiabolisation ». Certes, le FN est parvenu à imposer certains de ses mots, concepts et thématiques... et donc, à déplacer et installer le débat à droite. Mais cela ne suffit plus. Le glissement opéré ce 1er mai est significatif. Le parti n’a pas besoin seulement de reports de voix. Il entend rallier à lui certains représentants. Quelques heures avant le rassemblement de Villepinte, Marine Le Pen le dit clairement au micro d'Europe 1. Elle « appelle tous ceux qui sont des patriotes, qui pensent que la Nation n’est pas une structure ringarde et ancienne, que c’est même la structure la plus performante pour pouvoir assurer la prospérité de demain des Français, pour retrouver la voix de l’emploi, défendre notre identité, lutter contre le développement du fondamentalisme islamique, tout cela, je les appelle à nous rejoindre ». Louis Aliot ne fait pas que confirmer le « clin d'œil » du FN vers les électeurs de François Fillon. Lui aussi tient des propos sans ambiguité à quelques jours du second tour. Avec une « partie de la droite », le numéro deux du parti considère que le FN a « exactement la même vision de l'identité de la nation et de l'indépendance nationale ».

Au sein du FN, certains pensaient qu’une absence de François Fillon au second tour de la présidentielle pouvait laisser présager qu’une partie de la droite éclaterait et qu'une autre se recomposerait « dans l’urgence » derrière Marine Le Pen. Le temps est aujourd'hui compté... et « ce très beau mot : droite », dixit Robert Ménard, plus que convoité. D'ailleurs, dès le début des années 1970, Jean-Marie l'utilise pour qualifier sa formation. L’emploi de ce terme n’est pas vraiment habituel en ces temps. Pour le président du FN, c’est la « façon la plus radicale de montrer son opposition ». La droite qu’il incarne – sociale, populaire et nationale – s’oppose à la gauche et doit chasser la majorité du pouvoir (l’Union des démocrates pour la République, UDR) qui, par sa politique, ouvre la route au communisme et trahit ses électeurs. Le Front national souhaite se démarquer de la droite classique afin de rétablir « l’équilibre politique et faire cesser la démagogie qui entraîne toujours plus à gauche le corps politique français. Il faut redonner à la France une droite digne d’elle, une droite qui ose dire son nom et se battre sous ses couleurs ». Huit élections présidentielles plus tard (dont une sans le FN), où en est-on ?

La sémantique adoptée et adaptée a son importance. Elle annonce une récupération politique. Aujourd'hui, chacun empiète sur le terrain de l’autre, surenchérit et se réapproprie les concepts de son adversaire politique, parfois à l’identique ou en les déformant. Au-delà de ce constat, il s’agit de décomplexer la droite française.