Depuis ce dimanche, la municipalité FN de Beaucaire a officiellement une nouvelle rue. Le changement de nom entre en vigueur aujourd'hui. De quoi parle-t-on ?
Il y a deux jours, la France rendait un hommage national aux victimes des attentats du 13 novembre. À 700 kilomètres de là, à Beaucaire, Julien Sanchez a choisit ce 27 novembre pour débaptiser la « rue du 19 mars 1962 Fin de la Guerre d'Algérie » dans sa ville. Dorénavant, cette petite rue du quartier de la Moulinelle portera le nom de « rue du 5 juillet 1962. Massacre d'Oran. À nos morts ».
Début novembre, lors d'un Conseil municipal houleux, la majorité avait acté le changement de nom de la « rue du 19 mars 1962 ». Les trois groupes d'opposition avaient voté contre cette délibération. Aujourd'hui, les opposants au FN dénoncent la majorité municipale de leur ville constituée, selon eux, de « nostalgiques du colonialisme ».
Julien Sanchez l'avait annoncé le 20 mars dernier, pendant les municipales : en cas d'élection, la « rue du 19 mars 1962 » n'existerait plus dans « sa » ville. Le maire de Beaucaire disait vouloir « laver l'affront » de cette « date polémique », imposée par le gouvernement. Pour justifier sa position, il mettait en avant son histoire personnelle : fils et petit-fils de pieds noirs, Julien Sanchez n'a jamais oublié « ces moments ». Son interprétation historique est celle-ci : la Guerre d'Algérie ne s'arrête aucunement au 19 mars. Le maire de Beaucaire veut dire aux Français qui ont souffert là-bas, les harkis, les pieds noirs (un électorat visé par le FN) - ces hommes qui ont subi un « vrai crime contre l'humanité (sic) » - qu'il ne les oublie pas. Le fait d'avoir une « rue du 19 mars 1962 » peut être « considéré comme une insulte pour tous ceux qui son morts après. On a eu le massacre de la rue d'Isly à Alger le 26 mars, mais aussi le massacre d'Oran ».
La Guerre d’Algérie, une référence centrale pour le FN
C'est justement cette dernière date que la mairie FN de Beaucaire a choisit. Petit rappel historique.
Le 19 mars 1962 ouvre la voie à l’indépendance de l’Algérie (signature des accords d'Évian, le 18 mars 1962). Moins de quatre mois plus tard, l’Algérie fête son indépendance qui doit être proclamée, dans la soirée, par le Général de Gaulle. Ce 5 juillet 1962, à Oran se déroule un massacre. Cette « ville, où les communautés musulmane et européenne vivent désormais coupées l'une de l'autre, se remet à peine des mois de terreur engendrés par les affrontements entre commandos de l'OAS et fedayin du FLN. La population célèbre une indépendance qu'elle espère annonciatrice de jours meilleurs, mais, en quelques heures, le cours de l'histoire va dérailler ». La journaliste du Monde, Hélène Sallon, poursuit l'évocation de cette journée si particulière : « Les massacres feront plusieurs centaines de morts et de disparus. Le 5 juillet à Oran est pour les Français d'Algérie une des pages les plus noires de leur histoire de l'indépendance algérienne. Pour ceux qui n'avaient pas encore pris le chemin de l'exode, la perspective de pouvoir rester vivre dans le pays nouvellement indépendant se fait plus incertaine, malgré les garanties qu'on leur avait données aux termes des accords d'Evian ».
La gestion frontiste de l'héritage gaulliste
La haine de Charles de Gaulle est restée un des fils conducteurs du patrimoine idéologique du FN. Mais depuis quelques années, la question de l'héritage gaulliste est l'objet de désaccords au sein du FN. Pour sa campagne des municipales à Forbach, Florian Philippot choisit comme logo la croix de Lorraine (entourée de la flamme FN), l’emblème des gaullistes et de la France libre. Il l'utilise car, explique-t-il, il est gaulliste et candidat en Lorraine. Des gaullistes sont également présents sur sa liste. Le vice-président du Front national ira jusqu'à fleurir la tombe de Charles de Gaulle, visiter sa maison natale et affirmer que le FN est un « parti gaulliste » (11 décembre 2014). L'émoi provoqué par ces initiatives est plus que palpable au FN. Il est révélateur des lignes de fractures au sein du parti de Marine Le Pen.
Pour les lepénistes, le patronyme De Gaulle est synonyme de valeurs et d’épisodes historiques, dont celui de la perte de l’Algérie, incompatibles avec l’histoire du parti d'extrême droite. Cette génération chérit la thématique « Algérie française ». Le souvenir de la Guerre d'Algérie est omniprésent dans la constitution du FN. D'anciens de l'OAS, comme Pierre Sergent, ont été des élus au FN. Ce dernier rencontre d'ailleurs Jean-Marie Le Pen, en 1956, alors que celui-ci appartient au premier régiment étranger de parachutistes (REP) en Algérie.
Les quelques mots que Marine Le Pen adresse à ses « amis pieds-noirs et harkis », peu après l'initiative de son vice-président, se situent dans cette continuité. La présidente du FN sait que ses « amis » ont été choqués par ce qu'ils considèrent comme une provocation et que certains d'entre eux s'apprêteraient à se détourner du vote FN. Elle souhaite remettre les choses à leur place et envoyer un signe tangible à cet électorat, présent notamment en Languedoc-Roussillon et Provence-Alpes-Côte d’Azur. Voici la lettre :
« Un certain nombre de milieux rapatriés/harkis s’agitent, y compris en interpellant les cadres de notre mouvement, autour de la déclaration de Florian Philippot au sujet du Général de Gaulle et du FN parti gaulliste. Pour répondre aux interrogations de certains, je ne pense pas que le FN soit un parti gaulliste au sens d’une adhésion totale à la politique menée par le général de Gaulle durant sa présidence de 1958 à 1969, date de son échec au référendum. Même si l’un des quarante membres du Bureau Politique du FN, l’un des huit membres du Bureau exécutif et l’un des vice-présidents l’affirme selon ses affinités et son histoire personnelle, cela n’engage pas pour autant l’ensemble du mouvement. C’est d’ailleurs ce que j’ai rappelé dans une émission télévisée, pourtant jamais reprises par les mêmes qui aujourd’hui s’interrogent, en rappelant que le FN n’était pas gaulliste même s’il ne s’interdisait pas de faire référence à certaines idées gaulliennes comme l’Etat stratège, le référendum ou la défense de l’indépendance nationale ou de la souveraineté. En ce sens nous sommes et restons le seul mouvement d’envergure à défendre cette ligne politique. Pourquoi ne pas en effet avoir diffusé mes propos alors que j’ai clairement dit que je n’irais pas sur la tombe du général de Gaulle par respect pour l’abandon criminel des pieds-noirs et harkis qui ont tant soufferts de sa politique algérienne ?
Nous cherchons à rassembler, pas à diviser ! Qu’il y ait des gaullistes qui se retrouvent dans notre combat actuel est plutôt un excellent signe de rassemblement et de réconciliation nationale dans une période troublée par la crise et les dérives du système UMPS. Ces soutiens donnent raison à la justesse de nos positions et de nos prédictions. C'est une belle reconnaissance venant d’anciens adversaires que l’histoire a séparé mais qui doivent aujourd’hui se retrouver pour sauver la France et préserver la démocratie. Nous sommes pour le rassemblement des patriotes et chacun est libre d’honorer sa mémoire propre. A titre personnel, je n’oublie rien, j’ai un grand respect pour votre histoire tragique, mais je me dois de rassembler le peuple de France ».
Le maire de Béziers a précédé Julien Sanchez avec sa « rue du Commandant Hélie-de-Saint-Marc (1922-2013) ». C’est en souvenir de son père, membre de l’OAS, « sauvé par un Arabe lors des émeutes d’Oran », que Robert Ménard explique sa décision de débaptiser la « rue du 19 mars 1962 ». D'ailleurs Florian Philippot renoncera à sa venue sur Béziers, interprétant le geste de Robert Ménard comme une opposition au signataire des accords d'Évian.
Par leurs gestes, les deux maires FN du sud de la France entendent vouloir « rétablir la vérité » sur cette partie de l’histoire de France. Et c'est là que l'entreprise frontiste se situe : changer les plaques de noms de rue équivaut à revenir sur certaines parties « sensibles » de l'histoire. S'agit-il de la nier ? C'est indéniablement une gestion singulière d'un événement central - la Guerre d’Algérie - et de son empreinte mémorielle dans le capital historique de l'extrême droite française. Julien Sanchez était ferme sur ce point le 20 mars 2015. Les mots (c'est moi qui souligne) employés ne sont pas anodins : il faut « effacer ce choix-là » , à savoir la dénomination 19 mars 1962 et « donner un nom qui rappellera la vraie histoire et qui ne blessera personne ».