Visibilité médiatique oblige, sport, militantisme et politique ont toujours eu des liens étroits. Si l’image des quatre athlètes russes qui s’embrassent après leur victoire au 4x400 mètres de Moscou, frappante dans un pays qui a fait de la « propagande homosexuelle » un délit puni pénalement, pourrait bien avoir été mal comprise, d'autres sont soigneusement préparées. Et la Russie étant destinée à accueillir les prochains JO d’hiver, on souhaite bon courage à Vladimir Poutine : plus encore que les Mondiaux, les JO sont une caisse de résonance qui risque de donner des idées à certains. Et ça ne date pas d’aujourd’hui.
JO de Saint-Louis (Etats-Unis) : le patron du CIO sèche les Jeux
Les JO de 1904 à Saint-Louis, troisièmes de l’ère moderne, furent un bide complet : couplées à une Exposition universelle mal ficelée, les compétitions des premiers Jeux organisées hors d’Europe s’étirent sur plus de quatre mois. Les deux-tiers des athlètes engagés sont américains et douze nations seulement participent aux épreuves : la difficulté de se rendre au fin fond du Missouri a découragé bien des bonnes volontés, d’autant que les Jeux auraient dû se tenir à Chicago avant d’être déplacés au dernier moment.
A ces questions pratiques s’ajoute le fait que le baron Pierre de Coubertin, Président du CIO, piqua une colère d’anthologie en apprenant certaines des conditions d’organisation. Outre le fait qu’on refusa aux Noirs américains le droit de concourir aux côtés des Blancs, les organisateurs avaient eu la sombre idée d’associer aux compétitions proprement dites des épreuves « ethniques », réservées aux « tribus sauvages et non civilisées » (sic) au cours de « Journées Anthropologiques » (sic encore) particulières. Le but de ces exhibitions de bon goût ? Illustrer pour le public – blanc – les théories de l’inégalité des races.
Le programme de ces « épreuves », pâles parodies des épreuves olympiques, est surréaliste : le 12 août, on fait participer des représentants de fameuses « tribus » à des sports comme le tennis. Aucun des participants n’ayant encore tenu une raquette de leur vie, le résultat est évidemment désastreux – les organisateurs y verront une preuve de l’incapacité des « races inférieures » à jouer aux sports de l’homme blanc… Le 13 août est consacré à des épreuves « traditionnelles » nées dans la seule imagination des organisateurs : lancer de cailloux, épreuve de montée aux arbres ou de lancers de sagaie – pas de javelot, ce serait trop noble. Le tout soigneusement noté par des messieurs en chapeau melon, à des fins « scientifiques » de mesure des performances.
On est assez loin de l’idéal olympique défini par Coubertin à la fin du siècle précédent pour que le baron, Président du CIO, qui avait déjà refusé tout net de mettre les pieds aux Etats-Unis, parle publiquement de « mascarade outrageante ». Et dire qu’il ne savait pas encore qu’un des marathoniens, Fred Lorz, tenterait de réaliser une partie du parcours en voiture…
Etonnamment, le CIO n’insiste pas tellement sur cet épisode sur la page que consacre son site officiel aux Jeux de 1904… On en apprendra davantage ici (page en anglais)
JO de Mexico, 1968 : le scandale des deux poings dressés
C’est peut-être la plus célèbre des images des Jeux : à Mexico, après l’arrivée du 200 mètres, Tommie Smith et John Carlos, respectivement premier et troisième de la course montent sans leurs chaussures sur le podium pour évoquer la pauvreté des Noirs américains. Baissant la tête au moment où retentit l’hymne américain, ils lèvent un poing ganté vers le ciel.
Autour de leurs cous, un collier et un foulard évoquent l’esclavage et les lynchages longtemps subis par les Afro-américains dans une Amérique qui n’a pas encore tourné entièrement la page de la ségrégation. S’il ne fait pas le même geste, Peter Norman, l’Australien arrivé deuxième de l’épreuve, porte pour sa part un badge de soutien à ce geste soigneusement préparé, quelques mois après l’assassinat de Martin Luther King.
Accusés par le CIO d’importer dans des Jeux censés rester apolitiques des questions de « politique intérieure » et de manifester en faveur des Black Panthers – dont ils ne furent pourtant jamais membres - les deux hommes furent exclus du village des athlètes puis de toute compétition olympique, à vie, sur demande expresse du Président du CIO, Avery Brundage. Un homme qui s’y connaissait en apolitisme : des années plus tôt, en 1936 à Munich, c’est lui qui aurait volontairement retiré les athlètes juifs de l'équipe américaine du relais 4 fois 100 mètres. Histoire de plaire à un régime nazi qui ne lui avait au demeurant rien demandé.
Moscou, 1980 : record du monde, médaille d’or et bras d’honneur
Plus récent et moins élégant peut-être, le geste du perchiste Władysław Kozakiewicz n’en a pas moins le mérite d’en dire long sur une époque.
Les Jeux Olympiques de 1980 se déroulent dans une atmosphère plus que tendue. De froide, la guerre est passée à congelée depuis que les troupes soviétiques ont décidé d’envahir l’Afghanistan en 1979. Une cinquantaine d’Etats décident de boycotter l’événement en guise de représailles symboliques, et pas des moindres : Chine, Etats-Unis, Argentine, Japon, Allemagne de l’Ouest…
Au cours des épreuves de saut à la perche qui se déroulent dans un stade tout acquis au russe Constantin Volkov, le Polonais Kozakiewicz, subit une pression considérable. A chacun de ses sauts, en qualifications comme en finale, le public siffle le favori dans des proportions qui dépassent largement le chauvinisme bon enfant. Mais trois fois de suite, Volkov échoue. Kozakiewicz s’élance et franchit 5,78 mètres sans bavure. Record du monde et médaille d’or en poche, le Polonais fou de joie se retourne vers le public moscovite et lui adresse un splendide bras d’honneur en bonne et due forme. Avec un grand sourire pour faire bonne mesure.
Le geste, très symbolique des rapports légèrement tendus entre la Russie soviétique et une Pologne qui commence à en avoir gros sur la patate vis-à-vis du grand frère soviétique, fait le tour du monde – URSS exceptée, où la retransmission télévisée passe curieusement la joie du sauteur sous silence. Du côté de Varsovie, ça ronfle sévèrement sous les lambris : l’ambassadeur soviétique exige du CIO qu’il retire sa médaille à Kozakiewicz pour « outrage au peuple soviétique ». Le CIO lui fait poliment remarquer que ce genre de délit ne figure pas dans le règlement.
Le gouvernement polonais, non sans une bonne dose de foutage de gueule, affirmera de son côté que le geste du coureur est dû à une malheureuse « contraction musculaire ». Et le déclarera sportif polonais de l’année. Les premières fissures dans le bloc de l’Est eurent parfois le mérite d’être pittoresques…