1099 morts dans une mine de Courrières en 1906, 18 à la raffinerie de Feyzin en 1966, 30 à Toulouse quand l’usine chimique AZF explose… En France comme ailleurs, l’histoire industrielle a connu sa part de catastrophes. Alors qu’un rapport, publié dans la foulée de l’incendie de Lubrizol, pointe la mauvaise préparation aux accidents de certains sites pourtant classés Seveso, Déjà-vu revient sur ce qui est probablement le premier grand drame de l’histoire (pré) industrielle : l’explosion meurtrière de la poudrière de Delft, il y a trois siècles et demi.
Située entre La Haye et Rotterdam et ancien siège de Guillaume d’Orange, Delft occupe dès la fin du 16e siècle une place importante dans la vie politique et économique des Provinces-Unies (les Pays-Bas et une partie de l’actuelle Belgique), une fois celles-ci libérés de la domination espagnole. Prospère, la ville accueille à partir de 1602 le siège de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales qui détient alors le monopole du commerce entre l’Asie et l’Europe. Si la ville est dès cette époque célèbre pour le célèbre bleu de ses faïences, qu’elle exporte dans toute l’Europe, la ville compte d’autres manufactures, ancêtres des usines de l’ère industrielle : poteries, brasseries, draperies…
L’un de ces sites, installé en pleine ville sur le site d’un ancien couvent, suit sur plusieurs vingtaines de mètres le tracé rectiligne d’un des canaux qui traverse le nord-est de la ville, le long de la Doelenstraat. Là, dans les couloirs d’un bâtiment pour l’essentiel est souterrain, on stocke depuis 1637 et en toute discrétion une substance nettement moins inoffensive que les faïences : de la poudre noire, destinée aux armées des Provinces-Unies. Un secret de Polichinelle : si le lieu est d’abord connu comme le Geheim van Holland (le secret de Hollande), plus grand monde n’ignore ce qu’on abrite dans les souterrains du quartier, sans que cela ne l’empêche de se développer : en 1654, quantité d’habitations et d’ateliers de peintres ont progressivement remplacé les ateliers de qui dominaient jusque-là sur les bords du canal.
Sans que personne ne s’inquiète plus que ça de la présence d’une vaste poudrière sous les pieds des habitants – 90 000 livres de poudre à base de nitrate tout de même, soit un gros paquet de barils.
Plan de Delft en 1649. La poudrière était située au centre de la grande place et de l'église qu'on voit au centre de la carte.
Coup de tonnerre
Le lundi 12 octobre 1654, vers 10 heures du matin, le gérant de la poudrière Cornelis Soetens entre dans le bâtiment pour y prélever un échantillon de poudre. Dieu seul sait ce qui s’est ensuite produit – une étincelle a pu jaillir de sa lanterne – mais le malheureux n’en ressortira jamais : autour de 10 heures et quart, une série de cinq explosions se font successivement entendre dans un rayon qui dépasse les 120 kilomètres – on entend les détonations jusque sur l’île de Texel, loin au nord.
Dans une Delft largement faite de bois, les dégâts sont à peine concevables. Les habitants sont frappés d’une stupeur d’autant plus forte que personne n’avait encore jamais connu de telle catastrophe. Dans tout le quartier, les maisons s’effondrent comme des châteaux de carte, surprenant les peintres et les artisans dans leurs ateliers, les familles chez elles. Le souffle de l’explosion abat en quelques secondes un quartier entier, avant que les incendies ne se mêlent de brûler le reste. 500 maisons furent instantanément détruites, d’autres s’effondrèrent au cours des semaines suivantes et la plupart des habitations de la ville furent touchées à des degrés divers par le souffle de la catastrophe.
Par chance, une partie des citadins étaient absente de Delft, entre autres attirée par la grande foire qui se tenait au même moment à La Haye. Si le décompte précis des victimes est à peu impossible, les historiens estiment que la catastrophe causa la mort d’une centaine de victimes au moins, un bilan qui tournerait autour d’un millier de victimes n’est pas à exclure, compte tenu du grand nombre de personnes blessées dans une ville qui n’était évidemment pas en mesure de les soigner comme on le ferait aujourd’hui. Un nom ressort en particulier : celui du peintre Carel Fabritius, peintre de cour et disciple le plus doué et le plus connu de Rembrandt. Touché de plein fouet par l’explosion au moment où il dessinait le portrait d’un sacristain d’Amsterdam, Fabritius fut transporté à l’hospice où il mourut de ses blessures, sans savoir peut-être que l’ensemble de ses toiles était en train de brûler dans l’incendie de son atelier.
D’autres peintres, dont Egbert Van der Poel, dessinent des toiles (voir en tête d'article) qui évoquent la violence de l’accident mais le témoignage le plus frappant est peut-être celui d’un habitant de Delft, dont le nom n’est pas connu. Dans une lettre retrouvée par les historiens, il écrit : « Les mots ne parviennent pas à décrire la souffrance et la détresse qui règne ici (...) Les pleurs de la femme pour son mari, du mari pour sa femme, des parents pour leurs enfants, des enfants pour leurs parents, de la sœur pour son frère, du frère pour sa sœur (...) sont si pitoyables que même des cœurs de pierre en seraient émus, désemparés devant ces maisons détruites, ces écrasements, l’enfouissement et les blessures de tant de personnes, d’écoles entières avec leurs enfants et leurs jeunes filles (...) Personne, je ne dis bien personne ne pourrait voir cette immense et indicible misère avec des yeux secs et sans larmes… »
Les leçons d’une catastrophe
Si d’autres poudrières avaient déjà connu leur lot d’accidents au cours des décennies précédentes – souvent par temps d’orage – l’ampleur de la catastrophe provoque une vague de réactions sans précédents dans toute l’Europe.
Tandis que certains comparent la catastrophe qui touchent Delft à l’éruption du Vésuve, faisant de la ville hollandaise un nouveau Pompéi, plusieurs figures de premier plan, dont le pasteur Petrus de Witte, voient dans la catastrophe une preuve de la colère divine. « Nos péchés, écrit-il dans un sermon de 1655, ont approché les étincelles et les allumettes de la poudre (…) Ici comme dans l'au-delà ils déclenchent la colère de Dieu et le feu infernal. » Le poète Hendrik Bruno tient un discours équivalent : « Dieu a frappé votre cité parce que nombreux sont ceux qui parmi sont pleins de soif de pouvoir, d'intérêts égoïstes, pleins de haine, pleins d'envie, malhonnêtes, impies… ».
A ce discours moraliste répond cela étant une émotion collective évidente, qui se traduit vite concrètement. Rapidement reconstruite grâce à l’aide financière des autres villes de Hollande, Delft ne retrouva jamais la place qui avait été la sienne. De nouvelles maisons remplacèrent les habitations détruites, à l’exception d’un terrain qui avait abrité avant la catastrophe un centre d’entraînement destiné aux archers, devenu un marché aux chevaux puis un simple petit parking, qui existe toujours aujourd’hui.
Quant à la poudrière, elle fut également reconstruite – mais cette fois, loin du centre-ville…