Aaah, l'apocalypse. Chaque pays, chaque culture, chaque histoire a la sienne, chaque civilisation imagine sa propre fin. Depuis l’Antiquité à nos jours, les récits sur la fin des temps nous promettent une joyeuse collection de tourments plus ou moins atroces entre lacs de soufres, soleils morts et fleuves de sang. Autant d’images fantastiques et terrifiantes que nous nous ferons un plaisir de raconter tout l’été sur Déjà-vu, en commençant par aller farfouiller du coté des anciens Scandinaves, là où la fin des temps porte un nom dont Marvel et Hollywood ont fait leurs choux gras : le Ragnarök.
Les sources
La Bible a son grand texte sur la fin du monde, et on y reviendra : la célèbre Apocalypse, signée saint Jean. Le monde viking fait mieux : il en a deux. Le premier se trouve dans la Völuspà [1], le poème le plus célèbre L’Edda poétique ou Codex Regius, un ensemble islandais de poèmes en vieux norrois composés aux environs de l’an 1000, puis compilés au 13e siècle. Le deuxième se niche dans L’Edda de Snorri Sturluson, seigneur et poète islandais de la même époque. Si les deux versions diffèrent légèrement, ils racontent bien le même crépuscule des Dieux cher à Wagner : Ragnarök, littéralement la « fin des puissances », annoncée par les prophéties d’une voyante, la Völva.
Winter is coming
Et ce qu’annonce la Völva fait moyennement rigoler, pour être franc. Annoncée par le chant de trois coqs, la fin des temps commence par une charmante mise en bouche : trois hivers à fendre les murailles et à vous geler les yeux. Et si le thermomètre ne décolle pas, c’est pour l’excellente raison que le soleil s’est fait bouffer par un loup immense, fils d’une géante et de l’immense Fenrir, lui-même un tantinet énervé d’avoir été enchaîné par les dieux.
Sur Midgard, la terre, la catastrophe climatique qui va avec son lot de tempêtes sauvages, de famines, de guerres et de morts. Le Ragnarök bouleverse l’ordre du monde, abat les royaumes et déchire les familles : « les frères se battront et se battront à mort, les parents souilleront leur propre couche », annonce la Völva qui détaille :
« Temps des haches, temps des épées, les boucliers sont fendus.
Temps des tempêtes, temps des loups
Avant que le monde s'effondre, personne n'épargnera personne »
Tandis que les terres tremblent, que les montagnes s’abattent et que les hommes survivants se déchirent entre eux, le grand loup Fenrir secoue ses chaînes – un lacet magique, pour être exact – et finit par se libérer, bien aidé par la puissance des séismes qui secouent le monde. De ses yeux et de ses narines sortent des flammes, et il se lance dans un ravage immense, ses crocs mordant les étoiles et ses griffes labourant les continents.
Ce n’est pas tellement plus réjouissant du côté des océans, bouleversés au point de libérer les monstres les plus abominables comme Jörmungand, le serpent de Midgard dont le venin libéré infecte les flots, tuant toute vie sous-marine et empoisonnant jusqu’aux oiseaux de mer. Les carcasses pourries des baleines et des grandes créatures marines s’échouent sur les côtes, complétant un tableau pas franchement guilleret.
Le crépuscule des dieux
Et on n’a encore rien vu, parce que c’est le moment que les dieux d’Asgard choisissent pour s’en mêler. La vieille guerre entre Odin, Thor et les autres d’un côté, les Géants et les monstres de l’autre, mille fois éteinte et mille fois attisée, éclate pour de bon. Le ciel se déchire et du Muspell, l’un des neuf mondes supportés par le frêne Yggdrasil, surgissent les armées de Surt, le géant du feu dont l’épée enflammée jette un éclat insoutenable pour des yeux humains. Leur chevauchée sur le Bifröst a raison du célèbre pont arc-en-ciel, détruit une fois pour toutes.
Et si Jörmungand et Fenrir s’en donnent à cœur joie sur Midgard, ils ne font en définitive qu’obéir à leur nature, une nature héritée de leur père Loki, qu’on ne présente plus et qui joue un rôle déterminant dans le Ragnarök. Lui-aussi enchaîné après un énième tour de cochon, Loki se libère de ses entraves et déchaîne les enfers – littéralement : il commande aux légions de Hel, riches de tous les morts laissés sans repos, de tous guerriers morts sans honneur, de tout ce qui pourrit dans les profondeurs infernales et veut sa revanche.
Le dernier combat
Capitaine du Nagflar, un navire de cauchemar fait des ongles des morts, Loki attaque par la mer. Après avoir retrouvé ses fils Fenrir et Jörmungand, l’éternel traître mène son immense armée de cadavres et de géants de flamme et de givre vers le lieu de l’affrontement final, le Vigrid, un champ de bataille immense. Heimdall, le vieux gardien qui voit tout, sonne alors l’appel de toute sa puissance : Asgard frémit, les dieux endormis se réveillent, s’arment et partent à la rencontre des forces du néant, Odin en tête, Thor à ses côtés, son marteau Mjolnirr en main.
Le combat est bien évidemment homérique. Odin se mesure au loup Fenrir, Thor au serpent Jörmungand et Freyr, le plus beau des dieux, se frotte de son côté à Surt – c’est le premier des dieux à s’écrouler, tué net par l’épée enflammée du Géant tandis que les Einherjar, guerriers d’Odin, livrent un combat épique comme ce n’est pas permis contre les morts commandés par Loki.
Et ça tombe comme des mouches.
Thor finit par trancher la tête du serpent de Midgard, mais y laisse la vie : un dernier crachat de venin du monstre l’atteint – il fait neuf pas et s’effondre. Odin a beau enfoncer sa lance dans la gueule de Fenrir, le grand loup et trop gigantesque et l’avale dans un claquement de mâchoires – le père de tout est mort, son guerrier de fils aussi, mais Fenrir ne s’en sort pas pour autant : Tandis qu’il ricane de toutes ses dents, le dieu muet Vidar lui écrase la tête au sol de son pied, son pied chaussé d’une semelle magique, épaissie depuis la nuit des temps par toutes chutes les rognures de cuir des chaussures usées de l’humanité. Et Vidar, fou de peine, trouve la force de saisir les mâchoires de Fenrir et de les écarter pour lui déchirer la gueule et le jeter, mort et sanglant, sur le sol sombre. Partout sur le champ de bataille le chaos règne. Les armées s’entretuent jusqu’à ce qu’il ne reste plus debout que les derniers dieux, dont Heimdall et Loki, qui se ruent l’un vers l’autre pour en finir et finissent à côte, troués de partout et bientôt morts à leur tour.
Plus loin, Surt lève son épée de feu une dernière fois et tout s’enflamme, des forêts à l’air lui-même ; le monde entier s’embrase et brûle et brûle encore jusqu’à finir calciné, mort et sinistre. Et pourtant : Heimdall qui voit tout le savait déjà, à l’heure de rendre son dernier soupir : tout n’est pas perdu. Car tout n’est que recommencement. Le Ragnarök scandinave est la fin d’un monde, pas du monde.
Ragnarök’n’roll
Le soleil a été dévoré, mais elle (eh oui, Sól est une femme) a eu le temps de laisser une fille, créée in extremis et qui prendra le relais de sa mère. La terre est brûlée, mais des océans en émerge une nouvelle, verte et fertile. Asgard est tombée mais son sanctuaire Idavoll est resté intact et lui succédera. Thor est mort, mais laisse deux fils, Modi et Magni. Jadis tué par le jaloux Loki, le bon Baldr, le meilleur des dieux, revient ressuscité des Enfers.
Et de sous les racines de l’arbre-monde Yggdrasil sort un couple, caché et protégé pendant l’immense combat par le vieux frêne, Lif et Lifthrasir. Tout peut recommencer et la Völva peut se taire.
Vernis chrétien
Un lecteur attentif aura noté que la légende nordique a quelques points communs avec l’Apocalypse chrétienne : Heimdall sonne du cor comme les anges sonnent de la trompette dans le récit biblique, les étoiles tombent du ciel, le soleil s’obscurcit, les bêtes monstrueuses sont libérées, une régénération succède à la catastrophe, Baldr revient comme le Christ après l’Apocalypse... Même Líf et Lífþrasir, le couple d’humains sauvés de la catastrophe pour repeupler le monde neuf qui émerge des cendres appelle furieusement Adam et Eve.
Rien d’étonnant, comme l’a rappelé le linguiste et spécialiste du monde scandinave Régis Boyer : les sources littéraires sur la mythologie scandinave ont été rédigés par des auteurs chrétiens. En compilant les légendes et les sources sur lesquelles ils s’appuyaient, il est plus que probable que les clercs qui ont en quelque sorte « fixé » la fin du monde telle que l’imaginait les Vikings aient laissé leur propre trace, une sorte de vernis chrétien symbolique venant recouvrir le fond païen.
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Pour creuser
Régis Boyer, Yggdrasil, la religion des anciens Scandinaves, Payot, 2007.
Neil Gaiman, La mythologie viking, Au Diable Vauvert, 2017.
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[1] Le « Dit de la Voyante ».