La légende veut qu’un beau matin d’automne, en 1823, un jeune lycéen de la ville de Rugby prit dans ses bras le ballon dans lequel ses compagnons s’évertuaient à flanquer des coups de tatane au cours d’une partie de folk football, jeu hérité de la soule médiévale. A 16 ans, William Webb Ellis[1] se serait rué vers la ligne d’en-but pour y aplatir le ballon, inventant par là-même le sport qui porte le nom de sa ville. D’une véracité plus que contestée, l’anecdote installe en tout cas l’Angleterre, qui se targue déjà d’être le pays du football, comme la mère patrie du rugby moderne. Sauf que les Romains pratiquaient dès l'Antiquité un jeu qui y ressemblait fortement. Perfide Albion, décidément.
La distribution générale de baffes, une vieille tradition
L’idée qui consiste à prendre un ballon dans ses mains et de foncer dans le tas en direction du camp d’en face tout en distribuant des baffes aux naïfs qui tenteraient de vous en empêcher n’a rien de franchement nouveau. Le ballon, dirait Vialatte, remonte à la plus haute Antiquité : les balles étaient d’une rondeur contestable et relevaient plus de la vague patate que de la sphère parfaite. Souvent faites d’une panse animale ou de boyaux gonflés d’air et recouvert de cuir ou de peau, elles se retrouvent un peu partout dans monde méditerranéen, dès les Pharaons. Autre solution : des balles nettement plus dures, formées de bandes de cuir enroulées les uns sur les autres. Les Romains les appelaient pila.
Et la ressemblance avec nos ballons modernes est parfois stupéfiante, comme sur cette sculpture trouvée en Croatie ; elle montre un jeune garçon, Caïus Laberius, avec une balle dans les mains – regardez bien : c'est ténu, mais on distingue des hexagones à la surface… Bref, quelques siècles avant que la soule médiévale ne se développe dans les villages et fasse beaucoup pour le petit commerce des onguents et des bandages, on jouait déjà au ballon…
The Phéninde World Cup
Chez les Grecs, on trouve ainsi des références à deux activités sportives proches l'une de l'autre dont la rudesse évoque déjà celle du rugby moderne : l’épiscyre et la phéninde. Des sports collectifs dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que deux équipes s’affrontent sur un terrain séparé en deux camps, en tapant au pied et à la main dans le ballon et accessoirement dans les roubignolles des adversaires, dûment enduits d'huile pour échapper plus facilement aux prises. À l'épiscyre, les rares sources disponibles laissent penser qu’une équipe doit lancer une balle au-dessus de l'autre, laquelle essaie de l'arrêter de volée et de la relancer. Le jeu s'arrête lorsqu'un des deux camps est repoussé hors de sa ligne de fond.
L’harpastum romain : viril mais correct
Les jeux de balle font partie des nombreux éléments grecs qu’on retrouve dans la civilisation romaine. L’Italie antique accordant les mêmes vertus à l’activité physique que la Grèce classique, on y pratique logiquement toute une série de sports – dont l’harpastum, de toute évidence inspirée des jeux grecs. Le terme même est d’origine grecque : « harpastum » vient du verbe harpazen, arracher.
En l’absence de fédérations ou d’autorités sportives capables de fixer les règles d’une discipline, on se doute que la pratique de l’harpastum devait avoir des variantes locales, mais grosso modo, les sources littéraires et iconographiques laissent penser qu’on y jouait avec un ballon très dur, la pila déjà évoquée.
Mais comment ça se joue ?
Pour le nombre de joueurs ou le décompte des points, on peut se l’arrondir : peu d’informations, et ça a probablement varié dans le temps. Le terrain fait de sable ou de terre et non de pelouse, était délimité par des lignes tracées au sol : le poète Martial parle d’une « arène poudreuse ». Julius Pollux, un maître de rhétorique du temps de Commode qui traîne une solide réputation de fanfaron plus prétentieux que compétent, a le mérite de nous avoir laissé une description assez précise du but d’une partie :
« On y joue à plusieurs, et par camps. On trace à la craie, entre les deux camps, une ligne que l’on appelle syre. C’est là que la balle est posée. Ceux qui ont été désignés pour servir lancent la balle au-dessus des autres, qui doivent essayer de la relancer, et le jeu se poursuit jusqu’à ce qu’un camp soit repoussé hors de sa ligne de fond. »
Ces sources et d’autres suggèrent que tout repose sur la vitesse de passe, les feintes, les évitements et les chocs. Athénée de Naucratis, un grammairien qui ne laissait manifestement pas sa place aux chiens quand il était question de botter des culs, décrit ainsi ainsi une partie :
« … Prenant la balle, il s'amuse en la donnant à l'un, évite en même temps un autre, en repousse un troisième et en surmonte encore un autre en poussant des cris aigus : Dehors ! Trop loin ! À côté de lui ! Au-dessus de lui ! En bas ! En haut ! Trop court ! Passe en arrière dans la mêlée ! »
Pas d’évocation de placage ou de tampons, mais la pénibilité et les efforts exigés des joueurs permettent d’imaginer un jeu d’une certaine rudesse, pour le dire gentiment. Viril mais correct donc et ce brave Athénée s’éclate comme ce n’est pas permis :
« C’est de tous les jeux celui que je préfère parce qu’étant pénible, il demande beaucoup d’agilité pour ne pas manquer la balle, et beaucoup d’efforts dans les mouvements du cou. »
Tout ça ressemble diablement à ce qui passera dans quelques heures, lorsque les Bleus affronteront les descendants des Romains pour leur premier match de poule. Difficile de parler pour autant d’ancêtre du rugby pour un sport qui n’est rattaché directement au jeu moderne, mais tout de même : méfions-nous des Italiens, leur habitude des mêlées datent de deux millénaires…
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[1] Qui finira pasteur. Le rugby mène à tout.